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  • Marc-Antoine

Un mardi au soleil - épisode 19 - juillet 2022


Le Temps des résolutions est un roman d'actualité : la fiction évolue en suivant le cours des événements réels. Le roman se publie comme il s'écrit, au rythme d'un épisode par mois. Retrouvez la présentation du projet ainsi que le précédent épisode, paru en juin 2022.



Certaines cigarettes procurent un bonheur qui augmente avec la chaleur. Mathilde, qui lève le nez et ferme les yeux au soleil du midi, en sait à ce moment la profonde évidence : sa peau brûle comme sa gorge, et la vie lui semble d’autant plus intense qu’elle se moque du futur. Elle vide la fumée de ses poumons en regardant ses paupières. Bientôt le feu lui lèche les doigts et elle doit écraser son mégot dans la tourelle métallique qui fait office de cendrier. La parenthèse de son repos, le premier dans sa journée de travail, se termine ; Mathilde retourne à sa tâche sans rien pour se griser que le plaisir coupable d’avoir succombé avec délice à son vice.


Depuis le 1er juillet qu’elle travaille comme serveuse dans un café de Châtelet, ses cigarettes ont acquis la saveur des relâchements mérités. Ils sont peu nombreux, ces moments, trois ou quatre tout au plus sur une journée de huit, neuf ou dix heures de labeur, ce qui oblige Mathilde à réduire considérablement sa consommation journalière. Mais ces abandons paisibles n’en sont que plus délicieux. Parfois, elle se dit même que son travail – prendre les commandes avec le sourire, apporter les consommations en optimisant ses déplacements, nettoyer les tables entre deux couverts –, elle se dit que tous ces efforts se justifient par les seuls soulagements de ces rares cigarettes.


C’est la première fois de sa vie que Mathilde est serveuse. Elle n’avait jamais conçu la nécessité, ni même l’intérêt de travailler, en plus de ses études, pour subvenir à ses besoins, car ses parents l’ont toujours assurée de leur plein soutien matériel. Aussi avait-elle, jusque récemment encore, considéré cette possibilité avec une certaine curiosité, voire une certaine attirance. C’est souvent le cas des bourgeois lorsqu’ils se penchent sur des tâches dont leur condition les exempte : ils se piquent de s’y plier, non par obligation, mais par tentation.


En outre, les 100 000 euros qu’elle a reçus de son grand-père à la suite de son décès ont changé ses vues sur la nécessité de travailler pour subvenir à ses besoins. Elle se sent libérée d’une lourde contrainte qui pesait sur ses épaules et l’obligeait à exercer un métier en cohérence avec un certain niveau social et scolaire. Mathilde n’avait jamais imaginé ne pas travailler, mais elle limitait le champ des possibles à des professions hautement qualifiées. Désormais, elle imagine qu’elle pourra vivre confortablement en travaillant d’un métier commun. En tout cas elle y prend un certain goût.


Il faut dire que Mathilde ne s’est engagée que pour un mois. Ses cours à la faculté se sont terminés en juin, mais au lieu de partir deux mois en vacances, en demandant une rallonge à ses parents – qu’ils ne lui auraient sans doute pas refusée –, elle a voulu se confronter à la vraie vie, comme on dit. Et une fois qu’elle passait par Châtelet, un dimanche, entre deux cafés avec des amies, elle vit sur la vitrine d’un estaminet, qui lui parut de bonne tenue, un papier annonçant qu’on recherchait ici « un.e serveur.se à temps plein pour l’été ». Mathilde décida de tenter sa chance. Alors, le soir même, elle fit son CV en regardant des modèles sur internet.


Lorsque le lendemain, elle repassa au café pour le déposer, la conversation s’engagea vite avec le propriétaire, qui se trouvait de passage ce jour-là. Il fit d’abord mine de ne pas prêter attention à cette candidature qui ne portait que sur juillet, et non sur tout l’été comme il le souhaitait : il affecta une forme de désintérêt et de désinvolture, sans doute pour ne pas commencer une négociation en position de faiblesse ; mais face à l’absence de réaction de Mathilde, qui n’avait guère besoin de ce travail pour vivre et comptait bien prendre des vacances en août, le patron dut se montrer plus allant, et révéler, malgré lui, après dix minutes de conversation, qu’il manquait tellement de CV qu’il valait mieux pour lui en avoir un pour juillet qu’aucun pour juillet-août. « Un tien vaut mieux que deux tu l’auras », laissa-t-il échapper dans un soupir. Mathilde ne négocia pas le salaire, alors qu’elle aurait sans doute pu obtenir un peu plus que le SMIC, tant les cafetiers manquaient cet été de personnel. Elle ignorait qu’elle était alors en position de force dans la négociation, et elle n’en profita que par hasard.


***


Les cafés parisiens ont ceci de séduisant pour les passants qu’ils sont remplis à toute heure ; ils ont cela d’exténuant pour les serveurs qu’ils n’arrêtent pas.


Entre deux cigarettes enivrantes, Mathilde découvre les réjouissances austères de son travail : les pensées se dissipent pour laisser place aux missions du moment, qui occupent toute sa présence d’esprit ; les gestes gagnent en efficacité à chaque répétition, procurant ainsi une sensation continue de progrès personnel ; les muscles se tendent dans les allers-retours incessants et usent le corps au métier ; les mots se font rares et les collègues ne se livrent qu’à leurs dépens, dans un aveu de faiblesse ou sur un coup de sang ; la plupart des clients estime poliment son service, souvent d’un bref commentaire, parfois d’un menu pourboire. Quoique Mathilde s’y prête pour la première fois, ce boulot exigeant lui entre vite dans la peau.


Elle s’y fait. Son patron le lui a dit, d’ailleurs, entre deux commentaires désagréables, et faisant mine de ne pas lui parler à elle, comme s’il s’adressait à tous ses employés sauf à elle : « elle se débrouille vachement bien la p’tite, hein ? vous ne voulez pas lui dire de rester en août ? J’ai essayé mais elle ne m’écoute pas… » Lourdaud, mais flatteur. Et même à son patron, à sa gaucherie, à son arrogance, à son flegme, même à tout ça, même à tout ce qu’elle sait devoir détester par réflexe féministe, elle s’y fait. À croire qu’elle est faite pour le métier.


En revanche, s’il y a bien une chose à laquelle elle ne s’est pas faite, c’est la chaleur. Certes, cela tient à ce maudit mois de juillet qui bat tous les records plus qu’au travail en soi, mais il n’empêche : la canicule l’assomme de chaleur.


Avec des températures constamment au-dessus des 30°C, et qui parfois avoisinent les 40°C, Mathilde passe ses journées sous le signe de la transpiration. Le matin, elle se rend à pied à la mairie de Saint-Ouen pour prendre le métro : il n’est pas 10 heures que son dos se mouille sous son sac. Elle se rafraîchit un peu pendant le trajet de la ligne 14, qui a le mérite d’être climatisée et pas trop bondée. Elle court ensuite pour ne pas arriver en retard : elle transpire encore. Cela lui rappelle les leçons à l’école sur l’éternel cycle de l’eau.


La jeune femme se trouve ainsi confrontée à des dilemmes jusqu’alors inconnus : mieux vaut-il arriver à l’heure en nage ou au frais en retard ? a-t-elle intérêt à sortir en débardeur plutôt qu’en t-shirt, sachant que le t-shirt couvrira davantage les odeurs et le débardeur permettra une meilleure aération ? faut-il vraiment boire beaucoup, au risque d’avoir plus d’eau à transpirer ? La sueur perle sur son front sans jamais s’assécher tout à fait. Et Mathilde, qui dans l’exiguïté du bar ou de la cuisine ne peut éviter les exhalaisons fétides de ses collègues, de craindre qu’elle exhale elle-même de pareilles fragrances.


***


Le travail lui mange jusqu’aux week-ends. Il a profondément changé son rythme de vie : Mathilde n’a pas la force de sortir lorsque ses amies sortent et elle ne trouve personne avec qui sortir lorsqu’elle en a la force. En moins de deux semaines, par la rigueur du labeur, Mathilde se sent une nouvelle femme.


Aussi, quand la Baronne lui a téléphoné pour lui proposer de se voir à Paris, Mathilde s’est sentie à la fois très libre et très contrainte : très libre, parce qu’elle sait que ses soirées ne sont guère occupées ; très contrainte, parce qu’elle n’a pu proposer de créneau que sur son temps de repos, qui lui paraît, à l’échelle d’une semaine, particulièrement réduit. Rendez-vous a finalement été pris mardi 19 à 19 heures – c’est le mardi que Mathilde finit le plus tôt.


Ce mardi, Mathilde s’est levée un peu plus tôt pour ne pas avoir à courir au sortir du métro. Elle ne veut pas se condamner de bon matin à puer toute la journée : hors de question qu’elle se presse et force la sudation. Elle a même passé, dessous son chemisier, un tricot technique qui absorbe la transpiration et lui évitera de vilaines auréoles. Mathilde arrive au bar peu avant son entrée en service à 10 heures et demie et s’offre ainsi le luxe d’une cigarette matinale, augure à son esprit d’une belle journée. Ses cigarettes lui rappellent que la chaleur peut aussi être douce.


Mathilde ne parvient pourtant pas à se consacrer pleinement à son travail comme elle le fait les autres jours. La perspective de sa rencontre avec la Baronne l’obsède comme une idée cramponnée à son crâne. La serveuse manque d’oublier chaque commande qu’elle prend, de faire tomber le plateau qu’elle porte comme elle s’imagine à quoi ressemble la Baronne, ce dont elles parleront, ce qu’elle éprouvera face à cette inconnue qui déjà lui paraît une âme familière. C’est la première fois qu’elles vont se rencontrer en personne.


Deux fois déjà Maxence, son collègue, qui fait aujourd’hui les mêmes horaires que Mathilde pour le service en salle et en terrasse, l’a rappelée à l’ordre pour qu’elle ne traîne pas à débarrasser une table et à en encaisser une autre. C’est un grand brun, à la peau mate, aux yeux bleus, aux cheveux bouclés, d’un flegme et d’un calme hors du commun. Maxence fait partie de ces gens à la voix douce qui n’ont pas à hausser le ton pour faire entendre leurs réprimandes : il lui suffit, lui qui ne lève jamais la voix, de lever les sourcils, éventuellement de hocher la tête ou de grommeler une remarque, pour faire comprendre à Mathilde qu’elle a failli.


La jeune serveuse a senti passer la remontrance. Elle s’efforce donc de rester concentrée à sa tâche, pour ne pas froisser son collègue. Après avoir ainsi bûché une bonne heure, entre 17 et 18 heures, au moment où les étudiants assoiffés affluent pour profiter de la pinte à 5 euros en happy hour, Mathilde file voir Maxence pour l’avertir qu’elle s’autorise sa dernière pause de la journée, puis va se planter à côté de la tourelle métallique, au soleil, dans le coin fumeur.


***


« Je peux te piquer une clope ? »


Mathilde rouvre les yeux et aperçoit Maxence, dont elle a bien reconnu la voix. Elle n’a même pas le temps de se réjouir de sa présence qu’une crainte l’assaille :


- Mais qu’est-ce que tu fais ? On ne peut pas prendre notre pause en même temps, sinon il n’y a plus personne en salle et en terrasse ! s’écrie-t-elle d’une voix étouffée de bonne élève contrainte à la faute.

- Je sais bien, stresse pas, c’est juste le temps d’une clope…


Mathilde sort une tige de son paquet et la tend à son collègue.


- De toute façon, reprend-il sur un ton posé, on est toujours en sous-effectif. Jamal m’a dit que, normalement, on doit être trois pour assurer le service, ajoute-t-il en allumant sa cigarette – et nous, on n’est que deux.

- Qu’est-ce qu’il en sait, Jamal ? Il est en cuisine… rétorque Mathilde, sceptique.

- Bah il voit bien qui vient chercher ce qu’il prépare !

- De toute façon, Jamal, il parle même pas français… Ça se trouve t’as compris ce que tu voulais.

- J’lui parle en anglais, t’as cru quoi !

- Il parle à peine anglais… J’sais même pas ce qu’ils parlent, en cuisine. Ils parlent quoi, au Bangladesh ?

- Bengali, je crois, répond Maxence, en fronçant les sourcils et en exhalant une large volute.

- En fait tu parles bengali, toi ? lui lance Mathilde sur un ton sarcastique.

- Suffisamment pour comprendre qu’on est que deux alors qu’on devrait être trois, en tout cas, et que c’est pour ça qu’on n’arrête pas une seconde.

- Bah, ça change rien…

- Pourquoi tu défends le patron ? demande alors Maxence, d’une voix où se mêlent l’ironie et la surprise.

- Je le défends pas…

- Un peu : tu ne me crois pas quand je te dis qu’on devrait être trois pour faire le travail qu’on fait à deux. Avec cette chaleur, en plus, c’est du supplice…

- J’avoue… Mais tu sais, je crois surtout qu’il n’arrive pas à recruter. Ça se trouve il cherche un troisième serveur et il n’en trouve pas.

- Ça l’arrange bien d’en avoir que deux, ça fait toujours un salaire de moins à payer, et autant de plus pour lui.

- Moi je pense qu’il cherche quelqu’un…

- Il a bien intérêt. Parce qu’il faudra déjà qu’il se trouve un nouveau deuxième avant de se trouver un troisième.


Mathilde, qui écrase son mégot dans le cendrier, se retourne brusquement vers Maxence. Elle jette des regards inquiets vers la terrasse, où elle sent les clients s’impatienter. Mais son collègue a piqué sa curiosité.


- Comment ça ?

- J’me barre demain – enfin ce soir, plutôt. Je ne reviens pas travailler demain.

- Quoi ?! s’exclame Mathilde.

- J’en ai marre d’être pressé comme un citron ici. C’est la canicule, en vrai : je crois que ça m’a achevé. J’en peux plus. Du coup je me casse demain en Bretagne.

- Ah… répond compendieusement Mathilde. Mais… Et… Enfin, tu n’as pas besoin de cet argent ? Je veux dire : tu taffes bien ici pour te faire de l’argent ?

- C’est la seule raison, en effet ! Mais ça va faire presque un an, j’ai pu mettre de côté. Et surtout, ajoute-t-il avec un sourire en coin, comme je me casse demain sans prévenir, ça comptera comme un abandon de poste, du coup j’aurai droit au chômage. C’est mieux que d’essayer d’avoir une rupture conventionnelle ou qu’on te licencie. Et comme je reprends les cours en septembre à la fac, autant partir en vacances le temps de débloquer les allocs, et de pouvoir les toucher à la rentrée… Au calme.

- Mais tu peux toucher le chômage pendant que t’étudies ? demande Mathilde en levant le sourcil, et trouvant là une bonne raison d’attendre un peu avant de reprendre son service.

- Officiellement non, mais dans les faits oui. Personne ne te dit rien si tu le fais. J’ai juste à dire qu’en fait j’ai déjà fini mes études et que je cherche du boulot, et que la fac c’est mon plan B, genre juste au cas où je trouverais pas de boulot, pour avoir un diplôme en plus…

- Ah tiens…

- Bref, il faut qu’on y retourne, enchaîne Maxence, en écrasant à son tour son mégot dans le cendrier. Voilà, je voulais te le dire de vive voix, parce que ça risque d’être un peu compliqué pour toi demain, et peut-être les jours d’après aussi…

- En effet, lâche Mathilde, en se tournant vers son collègue qui détourne le regard.

- C’est pour ça, je préférais te prévenir, insiste Maxence. Je ne l’ai dit qu’à toi.

- Merci pour ta confiance, soupire Mathilde en forçant son sourire avant de filer à la terrasse.

- Attends, dit Maxence qui lui saisit le poignet.

- Quoi ? rétorque Mathilde, sans parvenir à dissimuler l’espoir que ce geste a suscité en son cœur.

- Ça m’arrangerait que tu n’en parles pas au patron. Je peux compter sur toi ?


Mathilde aurait voulu répondre un « t’inquiète » ou un « compte sur moi » d’une voix assurée, pour ne pas perdre la face, mais les mots lui manquent. Elle se contente d’une moue gênée, alors que son collègue lui régale son plus grand sourire, puis elle s’en retourne à sa tâche sans motivation aucune.


La dernière heure de sa journée lui semble une éternité, comme si le temps s’étendait pour lui laisser tout loisir de se poser des questions graves sans pouvoir y apporter de réponses : comment gérera-t-elle toute seule la salle et la terrasse demain ? combien de jours tiendra-t-elle avant de dénoncer son futur ancien collègue ? pourra-t-elle s’obliger à mentir pour protéger Maxence, lorsque son patron désespérera de son retour prochain et tardera à engager un nouveau recrutement ? y a-t-il encore des gens pour commencer un boulot de serveur un 20 juillet en pleine canicule ? que trouvera-t-elle à opposer à son patron qui ne manquera pas cette occasion pour lui demander encore une fois de travailler le mois d’août ?


Et puis mince, elle aussi a bien le droit à ses vacances. Pourquoi y renoncerait-elle au motif que Maxence est parti dès juillet ?


Comme ces interrogations s’entrechoquent dans son esprit, Mathilde perd en concentration ; ses gestes deviennent hésitants, imprécis ; ses interactions plus convenues et moins chaleureuses ; elle oublie une partie des commandes qu’elle prend et fait répéter les clients. Surtout, Mathilde sent la sueur ruisseler sur son front, couler le long de ses bras, mouiller tout le dos de son chemisier ; elle craint désormais de puer tout à fait.


En déposant cinq grandes chopes sur le zinc, elle jette un regard anxieux à l’horloge Belle époque qui veille derrière le bar : moins le quart. Son supplice touche à sa fin, mais ce qu’elle redoutait par-dessus tout s’est produit : Mathilde est en nage.


***

La jeune femme a donné rendez-vous à la Baronne dans un café non loin de celui où elle travaille, histoire de pouvoir s’y rendre vite dès la fin de sa journée, sans pour autant être servie par ses propres collègues qui prennent le relai pour la soirée. La jeune femme a pris le temps de saluer Maxence à l’extérieur du bar, en lui glissant un enjoué mais discret « on se capte à la rentrée » et tâchant de dissimuler ses émotions contraires. Résultat de ces hésitations : Mathilde part plus tard que prévu. Elle presse donc le pas – foutu pour foutu, autant arriver à l’heure et en nage qu’en nage et en retard.


Déjà la terrasse ombragée qu’elle a choisie apparaît au coin de la rue.


Et là, l’évidence frappe l’esprit de la jeune femme avant même que les mots n’y affluent. Elle a reconnu la Baronne au premier coup d’œil, parmi la foule attablée, cette femme qu’elle croyait, il y a un instant encore, n’avoir jamais rencontrée en personne, avec qui elle pensait n’avoir jamais échangé que par téléphone et par courrier. Mais la femme qu’elle avait croisée, il y a près d’un an au hameau, en Corrèze, cette dame qui lui avait fait si forte impression en l’appelant par son nom et en la félicitant pour ce qu’elle avait fait pour défendre un pauvre cerisier, cette drôle de dame, si élégante, aussi à son aise en terrasse à Paris que dans un village en Corrèze, mais qui ne dénote pas ici comme elle dénotait là-bas, elle est là, assise à la terrasse choisie par Mathilde, seule face à une chaise vide, fumant sa pipe pour oublier que Mathilde la fait attendre.


Alors la jeune femme n’en revient pas de ne pas avoir compris plus tôt que cette femme est la Baronne.


- C’est vous ! s’exclame Mathilde, pour toute salutation, comme elle prend place tout sourire devant la belle quarantenaire.

- Je vois que vous m’avez trouvée sans difficulté, chère Mathilde. Quel plaisir de vous voir ! repart-elle avec une affabilité chaleureuse.


Le serveur, qui trépignait en attendant l’arrivée de la seconde personne, se précipite à leur table, carnet et stylo au poing, et piaille un efféminé « vous savez ce qui vous ferait plaisireuh ? ». La Baronne opte pour un verre de Chablis, Mathilde pour une pinte de blanche. Elle dégaine une cigarette pour joindre sa fumée à celle de sa compagnonne.


- Alors, racontez-moi : d’où venez-vous ? interroge Mathilde qui bouillonne de curiosité.

- Je suis arrivée hier de Brive – si c’est bien votre question. J’ai à faire à Paris, et je suis très heureuse que nous puissions prendre ce temps pour faire plus ample connaissance.

- Moi aussi, j’en suis ravie…


Mathilde n’a pas fini sa phrase qu’elle se jette sur sa bière dont elle siffle un bon quart d’une seule gorgée. Puis, comme elle repose sa pinte sur le guéridon et se rend compte de sa mauvaise manière, elle s’empresse de trinquer d’abord et de se justifier ensuite.


- Je suis désolée, c’est très mal poli ce que j’ai fait, mais je meurs de soif… Je ne vous ai pas dit, mais je travaille jusqu’à la fin du mois comme serveuse dans un bar à côté, et par ce temps c’est éprouvant. J’ai constamment soif, c’est l’enfer.

- Vous ne partez pas en vacances ?

- Si, si, bien sûr, j’ai hâte d’ailleurs, parce que les dix prochains jours risquent d’être difficiles – je viens tout juste d’apprendre que j’ai un collègue qui s’en va ce soir… Ça va être rude, du coup les vacances vont faire du bien. Je n’ai pas encore de plan arrêté, mais j’irai sans doute un peu en Corrèze – bah là où s’on est rencontrées, d’ailleurs, il y a près d’un an.

- J’espère qu’il y fera moins chaud quand vous y serez. Ces derniers jours étaient invivables, même à la campagne où la chaleur est moins lourde… C’est à se demander si nous aurons toujours des lieux à l’abri des canicules.

- C’est clair. On se croirait en Espagne… Mais malheureusement, avec le réchauffement climatique, ce genre de canicule risque de se répéter tous les ans.

- En effet, c’est le risque, confirme simplement la Baronne, avec un sourire intéressé. Ça vous préoccupe, le réchauffement climatique ?

- Bien sûr, répond Mathilde sans la moindre hésitation, en écrasant son mégot dans le cendrier. Mais comme tout le monde, je suppose ? En tout cas, pour ma génération, c’est la principale préoccupation…


Puis Mathilde se tait et sonde la Baronne du regard, comme pour s’assurer qu’elle n’ait pas mal pris ce qu’elle vient de dire.


- Enfin, je ne sais pas quel âge vous avez, mais je veux simplement dire…

- … que nous ne sommes pas de la même génération, l’interrompt gentiment la Baronne pour lui éviter de s’empêtrer dans de pénibles excuses, et vous avez bien raison. Je pourrais presque être votre mère ! En revanche, si ça peut vous rassurer, nous sommes tout de même quelques-uns, dans ma génération, à nous en préoccuper aussi. Et heureusement, d’ailleurs.


La Baronne porte à ses fines lèvres le verre de Chablis dont elle pince une brève gorgée, avant de rallumer sa pipe avec une allumette. Mathilde l’observe avec curiosité.


- Vous êtes la première femme que je vois fumer la pipe. Ça fait longtemps ?

- Une quinzaine d’années, je dirais… répond-elle en levant les yeux au ciel, comme pour y mieux sonder sa mémoire. Quand j’étais plus jeune, je fumais des cigarettes, comme vous… Mais une fois qu’on a goûté à ça, ajoute-t-elle en levant sa belle pipe en bois, les cigarettes vous paraissent bien insipides…

- Il faudrait que j’essaye, alors, rétorque Mathilde en lui rendant son sourire.


La jeune femme sort une nouvelle cigarette de son paquet qu’elle a laissé sur la table. Elle allume sa tige, exhale une volute de fumée et reste un instant silencieuse comme elle se replonge dans les yeux bleus de son interlocutrice. Puis elle se décide enfin :


- Je peux vous poser une question ?

- C’en est déjà une, répond la Baronne en trempant ses lèvres dans son vin. Mais à la façon dont vous me le demandez, je crois savoir de quelle question il s’agit.

- Ah oui ?

- C’est bien sûr, chère Mathilde. Rassurez-vous : je ne suis pas du genre à me froisser pour si peu. Moi je me demande simplement si vous pensez que je vais vous répondre.


Mathilde redevient silencieuse. Elle ne s’attendait pas à ce que cette dame lui tînt une conversation à la fois si cordiale et si coriace. La jeune femme n’a aucune envie de gâter leur échange, mais elle meurt d’envie de lui renvoyer chaque pique qu’elle croit recevoir.


- Mais pourquoi vous ne répondriez pas ? Vous avez quelque chose à cacher ?

- Naturellement. Nous avons tous quelque chose à cacher. Et c’est heureux : vous imaginez quel enfer ce serait si personne ne gardait plus ses secrets ? Cela dit, je tiens à vous rassurer : je ne cherche pas à entretenir de mystère. Simplement, il y a parfois des obstacles qu’il vaut mieux éviter de mettre sur son propre chemin.

- Parce que votre nom, c’est un obstacle pour vous ? lâche enfin Mathilde, n’y tenant plus.


La Baronne se contente d’un sourire pincé. Mathilde croit alors lire dans l’azur de ses yeux qu’elle aurait mieux fait de ne pas expliciter ce qu’elles avaient toutes deux en tête, comme si elle avait dévoilé son jeu sans raison, en se rendant coupable d’inélégance. Puis, comme le silence menace de s’installer, et la gêne avec lui, la Baronne reprend la parole :


- Croyez-moi, chère Mathilde, vous ne gagneriez rien à le connaître.

- Le problème, justement, c’est que je n’ai jamais cru quelqu’un dont j’ignore le nom.

- Mais il faut bien une première fois à tout, n’est-ce pas ? rétorque la Baronne, sans se départir de son sourire. Vous avez bien accepté que nous nous voyions pour prendre un verre alors même que vous ne connaissez pas mon nom… Je comprends votre curiosité, bien entendu, mais je doute qu’elle vous empêche de quoi que ce soit.

- Comment vous faire confiance, si je ne connais pas votre prénom ? En plus, vous, vous connaissez le mien… Ce n’est pas juste.

- Je ne crois pas à la justice dans une relation bilatérale consentie, rétorque sèchement la Baronne. Nous nous parlons, en ce moment, nous partageons ce moment parce que vous et moi le voulons. Voilà tout. On ne consent pas à une injustice, ça n’a pas de sens.


Mathilde hausse les sourcils. Elle n’en revient pas de l’aplomb tranquille de cette femme.


- Et si je vous disais que je ne veux plus vous voir tant que je ne connais pas votre nom ? s’emporte Mathilde, moins convaincue par ce qu’elle dit que grisée par l’envie de ferrailler dans la discussion.

- J’en serais bien marrie. Mais je sais que vous n’en ferez rien, car je sais que vous tenez à me connaître davantage — non pas parce que je vous semble quelqu’un d’intéressant, mais parce que votre grand-père vous l’a conseillé avant de mourir. Or je sais que vous valorisez ce que votre grand-père a pu faire, ajoute-t-elle avec un regard pénétrant.


Mathilde redevient silencieuse. Cette fois la répartie lui manque. Elle tâche de sonder ce beau visage, aux traits fins mais sévères, qui dessinent une physionomie mystérieuse.


- Et pourquoi vous avez voulu qu’on fasse plus ample connaissance, alors ? lance finalement Mathilde, dans une bravade peu convaincante.

- Parce que je crois en vous, répond simplement la Baronne.

- Vous croyez en moi ? répète Mathilde, incrédule.

- Je crois en vous.

- Et pourquoi cela ?

- Parce que je vous connais, Mathilde. Parce que votre grand-père m’a parlé de vous, parce que je sens vos qualités et votre détermination. Parce que je comprends vos hésitations. Parce que je sais comment vous vous êtes mobilisée pour sauver un arbre, et qu’à mes yeux cela vaut mieux que tous les discours du monde.

- C’est pour ça que vous m’avez envoyé ce texte, il y a quelque temps, par courrier, ce texte qui est important pour vous ?

- C’est pour cela. Il n’est pas important pour moi, il est crucial.

- De qui est-il ?

- L’avenir vous le dira.


Alors la Baronne, se lance dans de longues explications sur l’engagement politique. Elle parle de l’époque qui s’ouvre et qui appartient aux femmes. Elle évoque les menaces liées au changement climatique et insinue que les hommes seuls ne sauront pas résoudre le problème qu’ils ont créé, et qu’ils ne pourront pas se passer des femmes. Elle fait référence à Élisabeth Borne, tout juste nommée Première ministre par Emmanuel Macron, non pas pour saluer son charisme, mais pour prouver que les femmes aussi peuvent convaincre par leurs actions sans séduire par leurs paroles. Et toutes deux, trois heures durant, refont ainsi le monde, en lui inventant un futur possible.


Jamais Mathilde ne s’était sentie autant en confiance avec quelqu’un dont elle ignore encore le nom.


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