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  • Marc-Antoine

Le travail et la santé - épisode 22 - Octobre 2022


Le Temps des résolutions est un roman d'actualité : la fiction évolue en suivant le cours des événements réels. Le roman se publie comme il s'écrit, au rythme d'un épisode par mois. Retrouvez la présentation du projet ainsi que le précédent épisode, paru en septembre 2022.




« Na-na-nanana… Nanana-na… Na-na-nanana… Nanana-na… »


Les notes résonnent dans le vide, comme si l’obscurité même vibrait. Des idées saugrenues surgissent à mesure que les phrases musicales se répètent en boucle : pourquoi l’oiseau chante-t-il ainsi ? Il faut impérativement envoyer le courriel avant 7 heures. À quoi tient cet engourdissement de la main droite ?


Albert saisit son téléphone qui s’agite sur la table de nuit et repousse l’alarme. Sans replonger tout à fait dans son sommeil, il se maintient dans une forme de léthargie consciente et savoure la suspension du temps où flotte son esprit. « 6 : 30 » : les chiffres se sont imprimés dans son cerveau et hantent la fin de sa nuit. Albert sait qu’il doit maintenant se lever et se délecte d’autant plus d’y résister : le plaisir coupable de manquer à son devoir augmente la volupté de l’aboulie, fût-elle très passagère.


« Na-na-nanana… Nanana-na… Na-na-nanana… Nanana-na… »


Albert repousse encore l’alarme. « 6 : 39 ». Le temps passe et le retard s’accumule déjà. Albert se demande, comme chaque jour depuis plusieurs semaines, s’il est vraiment nécessaire de se lever tout de suite, s’il n’est pas possible de gagner un peu de sommeil en renonçant à quelques étapes de sa préparation. Il n’a pas encore ouvert les yeux qu’il les passe toutes en revue pour identifier ses marges de manœuvre : pourquoi pas sauter le petit-déjeuner ? à quoi bon repasser sa chemise s’il doit porter sa veste de costume toute la journée ? faut-il vraiment qu’il taille sa barbe de trois jours ?


Toutes les interrogations valent et prolongent délicieusement le moment qui unit le sommeil à la conscience…


Finalement, avant même que ne retentisse à nouveau son alarme, une notification retentit qui annonce un message. Albert pressent ce dont il s’agit. Son sang ne fait qu’un tour. Il ouvre les yeux, consulte à nouveau l’écran de son téléphone et constate ce qu’il redoutait : c’est Gonzague.


Albert bondit hors de son lit et se prépare à toute berzingue. Il ne tergiverse plus et agit sous la férule du retard. Il limite son petit-déjeuner à l’essentiel : il introduit une capsule dans sa machine Nespresso, met un pull sur les épaules, sort sur son tout petit balcon pour griller sa première cigarette et boire son premier café. Albert sait qu’il devra décoller au plus tard à 7 heures. Juché sur ce mètre carré conquis sur la rue, il toise les toits de Saint-Ouen dans la pénombre froide et sombre de l’automne. La fumée gonfle ses poumons ; déjà le ventre lui serre et sa gorge s’assèche comme il pense aux attendus de sa journée.


***


Voilà plus d’un mois qu’il travaille comme un dingue. Certes, ce n’est pas la première fois que son cabinet le contraint à un rythme soutenu : depuis qu’il a opté pour le conseil après son école de commerce, il s’est habitué au « grand huit », de 8 heures du matin à 8 heures du soir. Il finit même régulièrement très tard – après minuit, à 2, 3 voire 4 heures du matin si la remise des livrables l’impose. Ce sont les règles du jeu. Il le sait.


Mais en l’occurrence, depuis qu’il a commencé cette mission au retour de ses vacances au Portugal, il arrive toujours au boulot avant 8 heures du matin, finit tous les jours de la semaine après minuit et rogne même sur ses week-ends. Et là, sans qu’il sache trop dire pourquoi, il sent qu’il n’en peut plus. Ses nerfs s’usent. Il n’a même plus le temps d’aller courir, de se changer les esprits, son travail l’obsède et l’occupe complètement. Et s’il parvient encore à encaisser les ambiances tendues, les soirées chargées et les dimanches gâchés, Albert n’arrive plus à bondir de son lit quand pour la première fois sonne son réveil.


À vrai dire, le jeune homme a bien identifié au moins deux causes à son épuisement. La première, c’est évidemment le rythme qui met son physique à rude épreuve. Mais la seconde, celle qui arrive tout juste après, relève quant à elle du psychologique. Elle porte un nom, ou plutôt un prénom : Gonzague.


Son manager sur cette mission est un « workaholic » doublé d’un « control freak », comme on dit dans le milieu : un malade de boulot, qui passe son temps à bosser et à surveiller ses équipes, sans jamais s’embarrasser du bien-être des autres ou du droit du travail. On dit de lui qu’il ne vit que de son job, et il se plaît à entretenir cette image qui lui assure une redoutable réputation.


Dès leur premier contact, Albert sentit que le contact passerait mal. Gonzague lui posait des questions sur son parcours comme il aurait conduit un interrogatoire avec un prévenu ; puis il pianotait nerveusement sur son téléphone pendant qu’Albert répondait à ses questions ; enfin Gonzague donna ses premières directives en promettant un rythme de travail soutenu car il comptait « miser gros sur cette mission ». Il n’en fallut pas davantage à Albert pour cerner le personnage.


Hier, Gonzague a retenu son junior pour qu’ils repassent ensemble tous les chiffres de la présentation, car les premiers résultats ne correspondent pas aux attentes du client. Ils ont bûché dessus jusqu’à 3 heures du matin, jusqu’à ce que Gonzague admette qu’il n’était plus guère possible de modifier les chiffres pour leur faire dire ce qu’il voulait. Et comme l’information lui a paru « déceptive », Gonzague a considéré qu’il ne peut échoir au manager de la transmettre au client, aux yeux duquel il représente le cabinet ; il a donc exigé qu’Albert envoie lui-même les documents, et qu’il le fasse non pas le soir-même, pour éviter des erreurs dues à la fatigue, mais le lendemain matin à l’aube, avant 7 heures, afin que le récipiendaire les lise avant d’arriver au bureau.


À 6h45, Gonzague a donc écrit à Albert pour lui rappeler son devoir : « N’oublie pas de shooter le mail client stp ».


Albert écrase son mégot dans la coquille Saint-Jacques qui fait office de cendrier sur son balcon, file à la douche, en ressort cinq minutes après, décide de ne pas tailler sa barbe pour en gagner trois, repasse sa chemise blanche – en se dispensant du dos et des manches, qui resteront couverts par sa veste –, noue sa cravate bleue assortie à son costume bleu, attrape son passe Navigo, ouvre son ordinateur, relit le courriel qu’il a préparé quatre heures auparavant, corrige une coquille qui lui a échappé, se relit encore et encore, clique enfin sur « Envoyer » dans un soupir où se mêlent le soulagement de s’être débarrassé de cette première tâche et la crainte d’avoir déjà raté quelque-chose, remet l’ordinateur dans sa sacoche, enfile son trench, sort de son appartement en coup de vent et dévale à toute vitesse l’escalier de son immeuble. Il est 6h59.


***


Le portail n’est pas encore refermé qu’Albert allume sa deuxième cigarette de la journée : pour pouvoir en fumer une autre avant d’arriver au boulot, tout en maximisant son temps de sommeil, le trajet de cinq minutes entre son domicile et le métro Garibaldi constitue le moment idéal, étant donné que son client se situe à la sortie du métro Miromesnil ; ce serait une perte de temps de fumer après être sorti du métro. Dans la fraîcheur de cette matinée d’automne, Albert enchaîne les taffes pour consumer tout le tabac et optimiser ainsi sa consommation. Il est réglé comme un robot japonais.


Le jeune homme marche à vive allure, le regard rivé sur ses pieds ; il observe le bout arrondi de ses chaussures noires réapparaître dans son champ de vision à chaque pas qu’il fait ; il s’assure ainsi de ne pas ralentir. Il n’aperçoit pas les militants qui distribuent des tracts aux abords du métro et ne relève la tête qu’au moment où leur slogan parvient à ses oreilles :


« Pas touche à nos alloc, pas touche à nos retraites ! Contre les politiques ultralibérales, pour la mobilisation générale ! »


Par un simple coup d’œil, Albert reconnaît la France Insoumise au j qui orne tracts, stickers et t-shirts. Le jeune homme s’avoue surpris de les voir si nombreux de si bonne heure, sans doute à cause qu’il a de ces militants une image d’altermondialistes peu matinaux. Mais il s’en veut aussitôt de céder à un cliché si facile : et si les insoumis se levaient tôt pour parler au précariat, à tous les travailleurs de l’ombre qui prennent les transports aux aurores ? Albert sourit à ce décalage : ferait-il, lui aussi, partie de cette classe ouvrière ?


Il relève quelques traits partagés par tous les militants présents : vêtements de marques américaines, tenues lâches et abîmées, cheveux décoiffés ou teints, tatouages et piercings ostentatoires. Pourtant, à leur accent policé et à leur morgue parisienne, il croit deviner que ces militants sont de la même extraction sociale que lui, bien qu’ils n’aient pas acquis, par la force des choses, par un manque de volonté ou par le jeu du hasard, la même reconnaissance socio-professionnelle que lui.


Par curiosité, il a saisi le tract qu’un des militants lui a tendu ; Albert aurait voulu débattre un peu, dire son désaccord, s’énerver, mais le temps lui manque. Après avoir maugréé un remerciement compendieux, il pénètre d’un pas pressé dans l’antre fétide de la 13 et gagne le quai en même temps qu’un métro arrive. Les portes s’ouvrent dans un bruit sourd et sale. La rame est déjà pleine à craquer, comme d’habitude. On dirait qu’un mur humain bloque le passage.


Albert s’y glisse tant bien que mal, en proférant à demi-mots quelques formules de politesse ; tous les voyageurs qu’il moleste, au reste, n’y prêtent guère attention, tout occupés qu’ils sont à écouter de la musique ou regarder une série sur leur portable. Le jeune actif multiplie les micromouvements pour s’accommoder du peu d’espace qui lui reste et trouver ainsi un emplacement où demeurer immobile jusqu’à la prochaine station. Et dans cette promiscuité subie, dans cette position contorsionnée, le tract qu’il tient entre les doigts est devenu l’unique lecture possible.


Albert parcourt en diagonale l’argumentaire bariolé. Chaque expression suscite en lui une vive réaction qui systématiquement le balance entre indignation et incompréhension : indignation face à la radicalité des expressions employées, comme la « destruction des services publics » ou la « réaction ultralibérale » ; incompréhension face à l’obsession d’une retraite à 60 ans, comme si cet âge symbolique constituait une valeur en soi, un progrès de l’humanité pour toutes ces petites gens aliénées par le labeur d’une vie, comme si à 60 veillait le bien et par-delà régnait le mal.


Mais bientôt le regard d’Albert s’égare autour du tract, qui n’a retenu son attention qu’une ou deux minutes, pour se poser sur les gens qui partagent à ce moment son calvaire.


Une femme obèse aux cheveux roux dévore un roman à l’eau de rose ; une maman africaine s’attache à maintenir sur ses genoux un bambin dissipé ; un quadra maghrébin, polo Lacoste et sacoche Armani, sirote un café dans un gobelet en carton ; un grand noir au costume impeccable, affublé d’un masque chirurgical, pianote à toute vitesse sur son téléphone ; un blanc bec, aux airs de stagiaire, s’accroche avec détermination à la barre centrale comme un voyageur embarqué par le destin ; une vieille dame tassée observe avec lassitude ce spectacle aussi morose que bigarré.


Au fil des stations, le renouvellement des voyageurs s’opère ; les visages, les accoutrements se modifient. Albert arrive à Miromesnil et descend de la rame avec un flux nourri de cols blancs qui semblent tous aimantés par leur propre bureau. Il suit le cours à grands pas et, en quelques minutes à peine, se retrouve déjà chez son client dans la salle de réunion mise à disposition de son équipe.


Sans surprise, Gonzague est déjà là.


***


- Bonjour Albert. Tu as pu shooter le mail ?

- Bonjour Gonzague. Oui, je l’ai envoyé, je t’ai mis en copie, répond Albert, en tâchant de ne laisser poindre ni anxiété ni agacement.

- Tu as eu un retour ?

- Non, pas encore…

- Relance.

- Tu veux que je les relance ?

- Oui, c’est ce que je viens de te dire.

- Mais il n’est pas encore 7 heures et demie…

- Je sais bien quelle heure il est, je suis là depuis une demi-heure. Je te demande de relancer.


Albert ne peut s’empêcher de hausser les sourcils. Il goûte peu de devoir jouer le mauvais rôle auprès du client. Il sort son ordinateur, s’assoit à la place qui est la sienne depuis le début de la mission, à l’un des deux bouts arrondis de la grande table ovale. Installé sur un côté, un stagiaire balance entre l’envie d’éviter la tension qui sature déjà l’air et celle de saluer son collègue avec qui il s’entend bien. Albert consulte sa messagerie : il a déjà lu dans l’ascenseur le dernier courriel qu’il a reçu il y a trois minutes. RAS. Il sort alors une feuille de papier sur laquelle il a noté toutes les tâches qu’il compte effectuer ce jour.


- Qu’est-ce que tu fais ? l’interroge alors Gonzague d’un coup de menton.

- Je… je balaie ma to do-list. Qu’est-ce qui…

- Je t’ai demandé de relancer le client pour savoir s’il a bien reçu le mail.

- C’est OK, mais j’attendais juste qu’il soit 7 heures et demie…

- S’il fallait attendre 7 heures et demie pour relancer, je te l’aurais dit. Je t’ai demandé de relancer, pas de procrastiner. C’est moi qui suis in charge, c’est moi qui drive l’équipe, c’est moi qui gère le timing. Shoote le mail. S’il te plaît.


Albert hausse de nouveau les sourcils. Il s’agace de ce traitement si brusque de si bon matin mais il n’ose pas dire à son chef d’écrire lui-même le courriel. Il prend sur lui et relance le client – « Pourriez-vous, svp, me confirmer la bonne réception de ces éléments ? » –, tout en le plaignant in petto d’avoir à traiter avec des consultants aussi lourdingues, et en se désolant d’être considéré comme tel.


Un brouillard épais s’abat soudain sur son esprit. Albert n’a plus qu’une idée en tête : se casser. Envoyer tout balader. Fermer son ordi, tomber sa cravate et se casser pour de bon. À peine arrivé et déjà reparti ! Terminé bonsoir. Ciao ! Bye bye ! Hasta luego ! Arrivederci ! Auf Wiedersehen ! Tout planter là, séance tenante. Les laisser se démerder avec leurs relances à la con avant 7 heures et demie. Et claquer la tronche à Gonzague, tant qu’à faire !


Puis Albert tente de dissiper le brouillard pour y voir plus clair : comment faire pour se casser ?


Certes, il lui suffit de se lever et de partir. Mais cela serait perçu par Gonzague comme un affront et les problèmes ne feraient que commencer : de l’orgueil s’y glisserait qui compliquerait tout. Gonzague monterait sa hiérarchie contre lui pour lui pourrir la vie. Albert serait alors licencié pour faute grave ; il perdrait ses allocations chômage et éprouverait les plus grandes difficultés pour retrouver un boulot. Le jeune homme n’a aucune envie de retourner chez ses parents en leur demandant de subvenir à ses besoins… Non, il lui faudrait plutôt une rupture conventionnelle, qui permettrait à chaque partie de sortir par le haut – et à lui de conserver ses allocations chômage.


Une fois cette stratégie brossée à grands traits dans son esprit, Albert ressent une forme d’apaisement au niveau du ventre. Son rythme cardiaque a ralenti, comme si sa capacité à convertir son dépit en plan d’action le soulageait. Immédiatement, il pense à sa sœur, dont il imagine qu’elle sera de bon conseil. Il lui écrit un SMS pour savoir si elle est disponible ce soir pour un verre.


Albert se replonge alors tranquillement dans sa to-do list et chasse son ressentiment contre Gonzague. Il repense aux militants Insoumis mobilisés contre les réformes annoncées par le Gouvernement pour modifier les règles de l’assurance-chômage et repousser l’âge légal de départ à la retraite à 65 ans.


L’idée que les Français abusent du chômage est bien installée dans son esprit. Il a déjà lu que le système est de très loin le plus généreux du monde. Mais pour lui, c’est-à-dire pour ce qui le concerne personnellement, l’assurance-chômage demeure avant tout un mécanisme confortable pour ne pas perdre d’argent entre deux emplois, quand bien même cet intervalle temporel durerait un peu. Albert ne doute pas qu’il retrouvera facilement un travail s’il quitte celui qu’il occupe actuellement, mais il est rassuré de ne pas perdre d’argent dans l’opération. C’est pourquoi il y tient.


Quant à la retraite, la chose lui paraît tout à fait obscure. Le débat sur l’âge légal de départ avait déjà eu lieu juste avant le début de la pandémie, lors de la réforme inaboutie d’Édouard Philippe. À la faveur de l’élection présidentielle, le débat a ressurgi, Macron et Pécresse promettant un départ à 65 ans, Zemmour à 64 ans, Mélenchon et Le Pen à 60 ans. Albert a compris que le Gouvernement veut faire passer cette réforme au plus vite, en tout début de quinquennat, au moment où l’impopularité ne se paye pas dans les urnes.


Et pourtant, il ne la comprend pas bien, cette réforme. Bien sûr, ses capacités d’abstraction et d’analyse lui permettent d’entendre la problématique : il n’est pas tenable de maintenir l’âge de départ à 62 ans si la population continue de vieillir. Mais la focalisation sur un âge qui lui paraît si lointain lui échappe. À quoi ressemblera-t-il quand il aura 60, 62, 65 ans ? Il ne sait s’il aura le courage de tenir à son poste jusqu’à la fin du mois mais, paradoxalement, il s’imagine pouvoir facilement travailler jusqu’à 70 ans en exerçant un métier qui lui plait. Ces projections lui paraissent en tout cas très floues.


Un SMS de sa sœur le tire de ses divagations : « Avec plaisir ! On se retrouve à 20h à Garibaldi ? »


Un tel enthousiasme le réjouit, mais immédiatement une crainte le subjugue : 20 heures, c’est impossible. Gonzague ne le laissera pas. Aujourd’hui, il faudra certainement être au taquet jusqu’à 1 heure, voire plus tard. Il prendrait un risque important en partant si tôt. Il songe alors à une configuration qui pourrait fonctionner : la retrouver de 20h30 à 21h30, en profiter pour dîner, puis repartir travailler avec le reste de l’équipe. Cela pourrait contenter tout le monde.


Puis il repense aux mots secs de Gonzague ce matin, à toutes ses remarques désobligeantes des dernières semaines, à son mépris total pour le temps des autres, aux vexations en tous genres, y compris devant ses collègues et son client. Pourquoi chercher à lui plaire ? D’un coup, il repense à l’idée qui l’a obnubilé un instant auparavant : se casser.


« Allez. 20h à Garibaldi ! »


Puis Albert se lève de sa chaise, fait mine d’aller aux toilettes et, comme il se dirige vers la porte, interpelle Gonzague d’un air détaché :


« Ah, au fait, ce soir je devrai partir vers 19h30, 40 grand max. »


Et, sans même se délecter de la mine outrée de son senior, il tourne les talons et s’échappe de la salle de réunion.


***


Mathilde repose son téléphone écran contre table et tire une nouvelle cigarette de son paquet. Elle n’a pas le temps de l’allumer qu’un soupir lui échappe. « Quelle vie ! », se murmure-t-elle en repensant à la bande-annonce qu’elle vient de regarder.


La jeune femme ne sait pratiquement rien de Simone Veil. Elle en apprendra davantage en allant voir le biopicqui sortira prochainement en salles, mais déjà les extraits ont nourri sa curiosité. Mathilde connaissait la ministre qui avait dépénalisé l’avortement ; elle ignorait que sa vie fut marquée de si puissants contrastes. Survivre aux camps de concentration pour devenir la première présidente du Parlement européen, quelle vie ! Comment ne pas admirer une personne de cette trempe ? Quelle épaisseur humaine n’acquiert-on lorsque le destin balance ainsi d’un extrême à l’autre ?


Mathilde prend soudain conscience de sa présence au Montmartre, à la sortie du métro Garibaldi, à Saint-Ouen, à cette terrasse qui fait face au Sacré-Cœur, dont on aperçoit au loin briller les rondeurs illuminées. Elle voit sa pinte à moitié bue, sa cigarette qui fume encore entre ses doigts, la terrasse remplie d’hommes en doudoune qui enchaînent les petits cafés serrés et les conversations en arabe. Certes elle se sent libre. Mais elle perçoit aussi que cette liberté a pour elle un goût bien particulier : un goût sucré, comme le goût d’un fruit mûr, qu’on s’est bien donné la peine de cueillir mais dont le jus ne révèle aucun effort, aucun mérite. Sous la grisaille humide de Saint-Ouen, Mathilde se rend soudain compte que son fruit à elle n’a de saveur ni le labeur ni la rareté.


« Désolé, je suis très en retard… »


Elle n’a pas vu son frère arriver. Mathilde n’a pas le temps de se lever pour le saluer qu’Albert s’est déjà baissé pour l’embrasser. Il prend place à côté d’elle en enlevant sa cravate.


- Si tu avais vu la gueule de mon boss, je peux t’assurer que tu considérerais que vingt minutes de retard seulement, c’est un exploit…

- Ah ouais ? Genre ? T’es parti plus tôt que les autres ?

- Clairement, répond Albert en défaisant l’emballage plastique qui cerne son nouveau paquet de cigarettes. Il n’a pas pu s’empêcher de lâcher la classique « T’as posé ton aprèm ? », en croyant faire une bonne vanne, alors que je suis parti quasiment à 20 heures…

- Et qu’est-ce que tu lui as dit ? s’enquiert Mathilde, abasourdie par la situation.

- Que ça ne paraissait pas déconnant de partir au moins un soir à 20 heures, dit Albert d’un ton satisfait, sachant qu’il nous demande de charger jusqu’à 20 heures max…

- De « charger » ? l’interrompt-elle. Qu’est-ce que ça veut dire ?

- En fait, on a un système de contrôle de gestion où chaque consultant renseigne lui-même les horaires qu’il fait, ce qui permet au cab’ d’évaluer les performances de chaque mission – sous-entendu : moins tu fais d’heures, plus t’es efficace. Logique. Or Gonzague, mon boss, nous demande de déclarer qu’on s’arrête tous les jours à 20 heures — et évidemment qu’on ne travaille pas le week-end. Alors que depuis le début de la mission, j’ai bossé au moins jusqu’à minuit tous les jours et tous les week-ends aussi… Bref. Tout ça pour te dire que je l’ai envoyé se faire…

- Attends : tu travailles tous les jours jusqu’à minuit ?

- En ce moment, oui. Et souvent jusqu’à 2 ou 3 heures. Et quelques heures les week-ends aussi – j’insiste là-dessus, même si ça peut sembler anecdotique, mais vraiment je déteste ça, s’emporte Albert en allumant enfin sa cigarette.

- Je ne sais pas comment tu fais. Franchement.

- Moi non plus, concède simplement Albert.

- Mais ça te plaît, au moins ? l’interroge Mathilde.

- Non, répond-il sans hésiter. Une pinte d’IPA, s’il vous plaît, merci, lance-t-il au serveur venu prendre sa commande. En fait, si, en général, ça me plaît ; c’est juste que là, j’ai un manager horrible, qui me pourrit la vie, et j’ai plus envie de rien…

- Mais tu gagnes très bien, alors ? insiste Mathilde, qui voudrait bien comprendre pourquoi son frère choisit ce travail.

- De ce point de vue, tout va bien… réplique Albert, un sourire au coin des lèvres.

- Genre ? rebondit-elle immédiatement.

- Genre plusieurs SMIC.

- Au moins deux, donc ?

- Au moins deux.

- Trois ? Quatre ?

- Voilà. Dans ces eaux-là.

- Alors c’est pour ça que tu restes ?

- Eh bah figure-toi qu’aujourd’hui, pour la première fois, je me suis dit non pas que je voulais rester pour le salaire, mais que je voulais me casser malgré le salaire. C’est pour ça que je voulais te voir, conclut-il en écrasant son mégot dans le cendrier.

- Pourquoi ? En quoi je peux t’aider ?

- En me donnant tes conseils, comme tu sais si bien faire…

- Mais c’est toi qui es payé des fortunes pour donner des conseils ! rétorque-t-elle en lui glissant un léger coup de coude.

- T’es bête, souffle Albert en prenant une lampée de mousse. Je suis sérieux : pour la première fois, j’ai vraiment pensé à me casser. Je suis sûr que tu seras de bon conseil.

- Bah, moi, je n’y connais rien au consulting ; en revanche, je commence à être un peu calée sur les ruptures de contrat, ça, je te le confirme. Tu as déjà réfléchi à la façon dont tu voulais partir ?

- Oui. Idéalement en rupture conventionnelle, pour toucher une prime et le chômage. Mais il faut que l’employeur accepte. Sinon il y a la démission, mais je n’aurais pas le droit au chômage — ça me ferait un peu chier, sachant que je me fais quand même méchamment exploiter… Après, il y a toujours l’abandon de poste. L’employeur n’a rien à dire. Tu n’as pas de préavis et tu touches quand même le chômage.

- C’est ce que j’allais te dire. J’avais un collègue, dans le bar où j’ai travaillé en juillet dernier – Maxence, il s’appelle – et il est parti du jour au lendemain. Et là, il vit sa meilleure vie : il touche son chômage pendant qu’il finit ses études…

- Ah ouais… Au calme, confirme Albert avec une moue approbatrice. Après, je t’avoue que ce n’est pas ma première option. Ça peut sembler assez brutal. Même si en fait, il y a plein d’employeurs que ça arrange : ils ont zéro risque juridique et zéro indemnité à payer !

- En plus je me demande si ça ne va pas bientôt changer, cette histoire… s’interroge Mathilde en reprenant son téléphone pour retrouver l’information sur internet.

- Cherche pas. Il y a eu un amendement à l’Assemblée sur le projet de loi « Assurance-chômage » pour y mettre fin… Ç’a été adopté et ça devrait rester dans le texte final, je crois.

- Voilà ! s’exclame-t-elle en reposant à nouveau son téléphone écran contre table et en dégainant une cigarette. L’abandon de poste, ce ne sera bientôt plus le bon plan… Il faut en profiter ! ajoute-t-elle en gaussant.

- T’as vraiment l’air d’un cassos’ quand tu fais ça…


Mathilde s’interrompt un moment pour le regarder comme elle expulse les primes volutes de sa cigarette. Elle sourit et, après un silence prolongé, reprend :


- Si tu as voulu me voir moi plutôt qu’un de tes potes d’école de commerce, c’est bien parce que t’as envie d’entendre ce que j’ai à te dire, non ?

- Certes, concède mollement Albert, en sirotant sa bière pour se donner une contenance.

- Alors, moi, je te dis : si tu en as vraiment marre, tu ne retournes pas au boulot demain.


Albert manque de recracher sa bière. Il s’essuie la bouche avec la main et se tourne face à sa sœur pour la regarder dans les yeux.


- Tu le ferais, toi ? lui demande-t-il alors d’un ton bravache.

- La question ne se pose pas pour moi. Je te connais, je ne suis pas folle, et c’est ce que je te conseille.

- C’est plus facile à dire qu’à faire, ton histoire…

- Il faut travailler pour vivre, et non pas vivre pour travailler, comme dirait l’autre. J’ai l’impression que tu vis pour travailler. Ça n’a pas de sens.


Après avoir sondé sa sœur, Albert a pris son parti de ne pas poursuivre la conversation sur ce thème. Il change de sujet, la questionne sur sa vie à elle, sur ses projets, sur ce qu’elle compte faire des 100 000 euros que leurs parents leur ont donnés, sur ses amours et ses amitiés — bref, sur tout ce qui peut l’éloigner de son cas à lui. Et cependant qu’il écoute sa sœur lui raconter sa réalité, il se délecte de ne pas tenir compte du temps qui passe comme il s’imagine Gonzague fulminer tout seul contre ses tableurs et ses slides.


Le lendemain, il se rend au travail comme si de rien n’était. Gonzague ne fait pas allusion à la veille. Albert sait qu’il n’a pas encore gagné la guerre, mais il a l’impression d’avoir tout de même gagné une petite bataille.


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