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  • Marc-Antoine

Ladies first - épisode 21 - septembre 2022


Le Temps des résolutions est un roman d'actualité : la fiction évolue en suivant le cours des événements réels. Le roman se publie comme il s'écrit, au rythme d'un épisode par mois. Retrouvez la présentation du projet ainsi que le précédent épisode, paru en août 2022.



« Marlboro, Marlboro, cigarettes, cigarettes ! »


Ces deux mots, répétés en boucle, d’une façon machinale et avec un accent tranché, scandent depuis quelques semaines les entrées et les sorties des voyageurs à la station Mairie de Saint-Ouen. Du matin au soir, des Maghrébins en survêtements vendent à la sauvette des cigarettes de contrebande, en tendant d’un geste peu convaincu des paquets au nez des passants. Souvent ils se détournent de leur tâche pour papoter entre eux, dans un langage si rude qu’ils semblent s’engueuler, sur le point de s’écharper ; parfois ils vont recharger leur marchandise dans une cachette qu’ils ont faite, au creux d’un poteau ou sous une barrière ; et toujours ils trainent avec eux, telle leur ombre, le malaise de leur présence. On les dirait jeunes à ne pouvoir les juger vieux, mais on les voit déjà trop abîmés par la vie pour les considérer dans la fleur de l’âge.


« Marlboro, Marlboro, cigarettes, cigarettes ! »


Lorsqu’elle passe à côté d’eux, Mathilde détourne le regard pour éviter le leur. Elle sourit quand même, malgré elle, par un réflexe poli, comme chaque fois qu’elle décline une offre qui ne l’intéresse pas. Et ce court instant où elle les aperçoit lui suffit pour leur déceler un penchant lubrique : ils la reluquent de haut en bas et de bas en haut, tels les prédateurs jaugeant leur proie ; ils relèvent la lèvre supérieure, révélant ainsi des dents jaunies par l’excès de vices et le manque de soins ; ils murmurent dans un arabe guttural quelques mots dont elle préfère ignorer le sens.


Mathilde se demande qui sont ces gens. Spontanément, elle les qualifie in petto de « migrants », comme on a appris à le faire depuis la crise migratoire de 2015, pour distinguer ces étrangers – supposément de passage, dans le cadre d’une migration plus large – des « immigrés » – supposément mieux établis et mieux intégrés, éventuellement naturalisés. Et pourtant les trois individus qui, ce samedi après-midi, s’adonnent à leur petit commerce, comme ils l’ont déjà fait toute la semaine et comme ils le feront encore la semaine suivante, ne semblent pas exactement en train de migrer, et Saint-Ouen paraît, sinon leur destination finale, du moins une étape dans laquelle ils ne s’interdisent pas de séjourner… Il y a cinq ans, Mathilde ne voyait guère de tels commerçants qu’au pied du métro Barbès ; puis d’autres se sont installés ailleurs, à Porte de Clignancourt notamment, où elle passe souvent ; maintenant, elle en voit à Saint-Ouen.


« Migrant ». Mathilde repense à ce terme qu’elle définit mal. Elle n’y trouve que deux notions : la qualité d’étranger et l’absence de responsabilité. On ignore si le migrant a vraiment voulu venir en France et on admet qu’il y a été contraint, comme s’il avait été jeté sur les rives de Paris par le reflux de l’Histoire, par une guerre ou une crise déclenchée dans un pays chaud, un événement terrible survenu à des milliers de kilomètres de là. Alors la jeune femme se convainc que le grand cours des choses justifie sûrement que ces gens-là viennent tous les jours au même endroit faire leur petit commerce illégal pour subvenir à leurs besoins dans ce pays qui ne leur a même pas donné droit de séjour. Car si tel n’était pas le cas, comment laisserait-on cette situation se reproduire chaque jour que Dieu fait ?


En tout état de cause, Mathilde se serait bien passée d’un tel comité d’accueil pour aller prendre son métro. Il la renvoie à cet aspect de Saint-Ouen qu’elle se plaît à oublier chaque fois qu’elle s’engouffre dans cette grande station moderne, avec ses ascenseurs et ses escaliers qui en relient les cinq niveaux par cinquante nuances de gris. Depuis que la ligne 14 l’emmène en un quart d’heure au centre de Paris, sans jamais ni retard ni grève, elle a pris goût à ce confort, qui l’est d’abord parce qu’il lui évite force désagréments.


Mathilde se rappelle souvent qu’avant, elle ne pouvait se rendre en métro à Paris qu’en prenant la 4 ou la 13 ; celle-là accueillant toute la plèbe du XVIIIe, de la Porte de Clignancourt à Gare du Nord en passant par Barbès-Rochechouart, Marcadet-Poissonniers et Château-Rouge ; celle-ci la populace séquanodyonisienne ; dans les deux cas, Mathilde se retrouvait debout, coincée dans une foule bigarrée, en proie aux mains baladeuses et aux contacts appuyés des pervers ordinaires qui profitent des heures de pointe pour peloter de la bonne chair. Elle se sentait alors de trop dans ces wagons d’hommes pressés, trop esseulée pour résister à cette testostérone excédant les bonnes tenues, trop volumineuse pour parvenir à se soustraire à cet encombrement des autres, c’est-à-dire incapable de disparaître tout à fait ­— comme si, par le seul fait d’être femme, elle n’était pas à sa place dans les transports en commun. Avec la 14, qui n’est presque jamais saturée, surtout à son départ de Saint-Ouen, Mathilde peut, à défaut de se sentir à l’aise, du moins oublier un temps les penchants des autres, et cesser d’être ainsi réduite à son propre corps.


***


Par habitude, Mathilde laisse son regard se perdre par la fenêtre. Aucun paysage n’y défile, rien que l’obscurité des tunnels, percée çà et là de lumières artificielles. Elle repense alors au train Paris-Limoges qu’elle prend si souvent, aux immenses campagnes qu’elle traverse alors, à leurs champs, leurs animaux et leurs villages, qui lui semblent des espaces vides de toutes ces tensions liées à la promiscuité, et qui témoignent d’une vie qu’elle n’a jamais connue et dont elle se prend à rêver.


Elle se rappelle ainsi sa conversation avec la Baronne, cette drôle de femme dont elle ignore presque tout et qui la fascine tant, lorsqu’elles se sont retrouvées en terrasse à Paris, en juillet dernier, en pleine canicule. Elles devisèrent sur les charmes de la Corrèze et la place des femmes dans la société, sur tout ce qu’une volonté aux prises avec la réalité peut changer. Elles évoquèrent Élisabeth Borne et tout ce qu’elle devrait, malgré son manque de charisme, inspirer aux jeunes Françaises. Elles se découvrirent une complicité, une proximité cependant que la Baronne entretenait le mystère de sa propre identité.


Dans le foisonnement de ces souvenirs, Mathilde, enfin, songe aux cent mille euros qu’elle a reçus à Noël dernier de son grand-père, sans parvenir à déterminer ce qu’il lui aurait conseillé de faire avec. Alors, au beau milieu de la 14, sous des tonnes de bitume et de plastique et de métal, sans que personne ne la dérange, sans que personne ne la pelote, sans que personne ne trouble sa pensée, Mathilde ne se sent plus trop à sa place, comme si elle n’était plus à l’aise avec elle-même, dans cette ville qui l’a trop dégoûtée pour qu’elle l’adore encore.


***


Les coudes appuyés sur la balustrade, le cou enfoncé entre les épaules, une cigarette à la main et un verre de blanc à l’autre, Mathilde contemple les toits de Paris qui chatoient à la lumière de l’été finissant. Elle boit sa fumée grise, inhale sa boisson ocre, et sent en elle se mêler les tonalités capitales des édifices haussmanniens. La vue depuis le balcon est imprenable : chaque fois que Mathilde se rend chez les parents de son amie Laura, qui possèdent cet appartement cossu à deux pas de la Cité, elle s’émerveille de ce panorama, qui semble si sombre lorsqu’on bat le pavé et qui paraît sublime à hauteur de gouttière. Mathilde savoure sa chance au soleil descendant. Elle connaît son privilège, quand bien même il ne tient qu’à une amitié.


- On n’est pas bien là ? lui demande Laura comme elle la rejoint sur le balcon, en lui enserrant la taille d’un geste amical.

- On ne peut mieux, répond Mathilde en sifflant une gorgée de vin. T’es prête ? Les filles vont finir par nous attendre…

- Moi c’est bon ! Termine tranquillement ta clope et ton verre, et puis on y va…


Soudain le téléphone de Laura sonne : c’est une alarme qui marque 19 heures. Elle l’arrête d’un geste automatique.


- C’est mon rappel pour la pilule. Je le mets à une heure où j’essaie de ne pas être bourrée… précise-t-elle en riant.

- Moi je n’en mets pas, réplique Mathilde. No offense, hein, mais je me trouverais trop nulle à ne jamais oublier de fumer une cigarette ou de boire un verre, mais de risquer d’oublier de prendre la pilule. C’est quand même plus important… Et j’y pense tous les jours, je peux pas te dire pourquoi, mais c’est comme ça.

- Bah c’est pas pareil, non ? Les cigarettes ou l’alcool, t’en éprouves le besoin par le manque. La pilule, on n’en ressent pas vraiment le manque…

- Indirectement, si… rétorque Mathilde, avec un grand sourire, avant de terminer son verre et d’écraser son mégot dans le cendrier suspendu à la rambarde. Allez, on y va ?


Les deux jeunes femmes se mettent en route pour retrouver le reste du groupe à une terrasse près de la rue Mouffetard. Elles ont déjà le ton piqué par leur premier verre et la conversation allégée par les clopes insouciantes.


***


Les cinq verres de Chardonnay arrivent juste après que les cinq premières cigarettes ont été allumées de concert. Les bavardages vont déjà bon train. En pareille société, l’échange collectif repose sur un équilibre instable et menace à chaque distraction – un serveur qui arrive, un galant qui passe, un message qui surgit – de se disloquer pour laisser place à deux conversations distinctes, souvent parallèles, parfois entrecroisées, et ainsi les nouvelles s’échangent-elles et les anecdotes se racontent-elles, dans une intimité creusée à l’ombre du groupe. Dans ces rares moments de silence où deux conversations s’éteignent en même temps, la place est nette pour qui tente de relancer une discussion commune.


C’est ce moment que Léa saisit pour tenter sa chance :


« Bon les filles, ça fait quoi demain ? Vous ne voulez pas venir avec moi à un rassemblement pour soutenir la révolte des Iraniennes ? »


Avec son bandana rouge délicatement noué autour du crâne, ses cheveux bruns ondulés, ses taches de rousseur et ses yeux verts de chatte, Léa semble une révolutionnaire BCBG, tout à la fois héritière des soixante-huitards, influenceuse en puissance et féministe sans cause.


- C’est où, ton truc ? Après je te demande mais j’en sais rien… C’est quoi, l’objectif ? En quoi on peut bien les aider, ces pauvres Iraniennes ? s’interroge Laura, en tapotant sa cigarette sur le rebord du cendrier. Ce n’est pas parce qu’on se rassemble à Paris que les islamistes arrêteront de les tuer ou de les empoisonner… Et nous, on n’a même pas de voile à retirer par solidarité avec elles…

- C’est hyper important pour elles d’être soutenues à l’extérieur de leurs frontières, repart Léa au quart de tour. Sinon, le pouvoir peut très bien mater l’insurrection et étouffer la résistance sans que personne ne s’en rende compte. Et c’est le pire qui pourrait leur arriver : mourir dans l’indifférence générale…

- C’est vrai ce que tu dis, intervient Déborah en tripotant du bout de l’index l’anneau qui lui perce le nez. Mais tu as toujours un risque, quand les Occidentaux soutiennent une manifestation contre un pouvoir établi dans un pays comme ça, que ce soit perçu par une partie de la population comme une tentative d’ingérence… et donc que ce soit finalement improductif.

- Mouais, réplique Léa, d’une moue sceptique. J’ai surtout l’impression que t’as prévu de te mettre une caisse de soir et que t’as pas envie de t’engager…

- Mais rien à voir wesh, s’indigne Déborah, en riant de cette attaque et en cherchant des yeux quelque soutien du côté de Mathilde. T’es pas d’accord avec moi, toi ?…

- Si, répond simplement Mathilde en terminant son verre. Seulement, j’ai effectivement prévu de me mettre une caisse ce soir, donc je ne suis pas vraiment ta meilleure alliée pour le coup.


Ses quatre amies éclatent de rire.


« Plus sérieusement, reprend-elle ensuite, je suis toujours un peu mal à l’aise à l’idée de soutenir la cause des femmes à l’étranger – même si, honnêtement, je t’admire vraiment là-dessus, Léa, parce que tu es toujours très consciente de tout ce qui se passe dans le monde, et en particulier de ce que subissent les femmes. Heureusement qu’il y a des gens comme toi pour que les femmes se sentent soutenues. Mais perso, j’avoue que je ne me sens pas trop à ma place dans ce genre de manif. J’ai l’impression que si je m’occupe des Iraniennes, c’est que je ne m’occupe pas des Françaises. Et si je ne m’occupe pas des Françaises, c’est qu’il n’y a plus rien à faire pour elles, parce que nos aînées se sont déjà mobilisées. Parce qu’en fait, nos mères, nos grand-mères, nos arrière-grand-mères même, et avant peut-être encore, elles se sont vraiment battues. Elles ont fait preuve d’un courage qui force l’admiration, encore aujourd’hui. Et du coup je me demande si j’aurais vraiment été capable de porter des luttes féministes au siècle dernier – honnêtement, hein, parce que c’est facile de se dire aujourd’hui, en terrasse avec une clope à la main et un verre de vin dans l’autre, qu’on l’aurait toutes faites, mais en aurait-on eu le courage, en vrai ? Je ne pourrai pas m’en convaincre en allant manifester contre le régime iranien – parce qu’en vrai, on ne risque rien, ça ne nous coûte rien de nous opposer à un régime qui est à des milliers de kilomètres et qui ne peut rien nous faire, à nous, jeunes Parisiennes dévergondées… Bref. C’est un peu schizo, j’avoue, mais voilà : vous savez tout sur mes doutes de néo-féministe. Voilà, voilà… »


Un silence marque la fin de sa longue tirade. Chacune s’occupe alors à allumer une cigarette ou à absorber une gorgée de vin.


- Moi je suis d’accord ! acquiesce Sofia avec un sourire enthousiaste, en secouant son carré brun.

- T’es d’accord avec quoi ? demande Léa, qui ne peut s’empêcher de sonner un brin sévère.

- Bah avec ce qu’elle a dit, Mathilde !

- Mais elle a dit plein de trucs, et notamment des trucs contradictoires, insiste Léa. Tu ne peux pas être d’accord avec tout.

- Bah si ! Je suis d’accord avec tout. Moi aussi je ressens les mêmes contradictions. Moi aussi je soutiens les Iraniennes qui enlèvent leur voile – ma mère l’a fait, en son temps, au Maroc, et je sais que c’était déjà dur pour elle, alors que la pression était surtout sociale et familiale, mais pas policière… Alors je n’imagine pas ce que c’est pour les femmes en Iran aujourd’hui. Mais je ne me sens pas légitime à les soutenir parce que, honnêtement, personnellement, moi je ne sais pas ce que c’est, se battre pour les droits des femmes. Honnêtement. On est entre nous, on peut se dire les choses sincèrement. Moi, je ne sais pas.

- Mais il reste plein de choses à faire ! s’emporte Léa. Tant qu’il y aura des inégalités, il y aura des luttes à mener…

- Grave, abonde Déborah.

- Genre quoi ? interroge Laura, en forçant son scepticisme, comme pour vibrer encore d’entendre Léa s’enflammer dans une nouvelle diatribe contre le patriarcat. C’est quoi, aujourd’hui, les combats des Françaises pour l’égalité ?

- Bah l’égalité salariale, d’abord, repart Léa sans hésiter une seconde. Ensuite la parité partout et à tous les niveaux. Et puis la constitutionnalisation du droit à l’avortement. Rien qu’avec ça on a de quoi s’occuper quelques années, moi j’te le dis…

- Je ne vois pas le rapport, rétorque Mathilde. Les deux premiers, je veux bien, je suis même d’accord – mais alors la constuti… euh la constitutiolisa… oooh ! je vais y arriver : la con-sti-tu-tio-nna-li-sa-tion du droit à l’avortement, je ne vois pas le rapport.

- C’est évident : le droit à l’avortement, c’est un droit conquis. C’est la capacité des femmes à s’approprier leur corps, contre la volonté de domination des hommes, et globalement du patriarcat, qui a toujours cherché à contrôler les femmes…

- OK, ça, on est toutes d’accord, l’interrompt Mathilde d’un geste agacé, mais c’est quoi l’intérêt de le foutre dans la constitution ?

- J’y viens, justement : aujourd’hui, partout dans le monde, ce droit est menacé par l’extrême-droite. En Italie avec Giorgia Meloni, qui a pris le pouvoir et qui est quand même une putain de fasciste ; aux États-Unis, où la Cour suprême est revenue sur ce droit ; et même en France, la Manif’ pour tous rôde toujours…

- Oui, la même chose, très bien.


Déborah, Léa, Laura et Mathilde s’arrêtent pour regarder Sofia qui ne se départ pas de son sourire radieux.


« Je nous ai repris cinq verres de Chardonnay. Ça donne soif de débattre, n’est-ce pas ? »


***


Laura grille une nouvelle cigarette sans même attendre sa recharge de carburant. Elle fronce les sourcils comme si quelque chose la chagrinait. Elle se lance enfin :


- Aux États-Unis, je veux bien, mais c’est quand même différent, parce que la Cour suprême est seulement revenue sur le caractère fédéral du droit à l’avortement, si bien que chaque État pourra désormais l’interdire, mais il pourra aussi l’autoriser – je sais parce que j’en ai parlé avec ma grande sœur, qui fait un PhD là-bas en sciences politiques, et elle m’a expliqué le bail. Mais bref, c’est pas mon point. Pour l’Italie, je connais pas le programme de l’autre-là – comment elle s’appelle déjà ? Meloni, voilà – mais n’empêche que la nana va devenir Première ministre, donc je ne suis pas sûre qu’elle nuise vraiment aux droits des femmes en Italie… Je me demande, d’ailleurs, si ce n’est pas la première femme à ce poste en Italie.

- Nous aussi, on a une Première ministre, soit dit en passant, l’interrompt Mathilde en allumant à son tour une cigarette.

- Oui, concède Laura, mais primo, nous, on ne l’a pas élue, elle a été désignée par Macron ; et deuxio, elle a le charisme d’une huître, donc bon… Bref, c’est pas le sujet. Enfin si, justement : en France, si on considère que le plus important, c’est que les femmes accèdent au pouvoir, il faut miser sur celle qui a le plus de chances de gagner. Alors les filles, je compte sur vous : en 2027, on vote toutes Marine

- T’es folle, plutôt mourir, répond Déborah.

- Marine Le Pen, c’est l’idiote utile du patriarcat, tranche Léa, avec dédain. Les défenseurs du patriarcat votent pour elle parce qu’ils savent qu’elle ne bouleversera pas le système, et certaines femmes peuvent voter pour elle en s’imaginant que son élection fera avancer leur cause. Mais nous, on serait perdantes sur toute la ligne, ça, c’est sûr…

- Bah… pas évident, si ? s’interroge Laura.


Léa et Déborah la dévisagent avec de grands yeux, comme pour tenter de déceler dans son expression quelque ironie qui relativiserait ses propos. Mais Laura demeure impassible.


- En vrai : qu’est-ce que ça changerait pour vous ? Je dis pas pour les migrants, ou les musulmans, eux je comprends qu’ils soient pas impatients que ça arrive — mais pour les femmes ? qu’est-ce que ça changerait qu’elle gagne, Marine Le Pen, en 2027, comme c’est bien parti pour ? Elle est plutôt pro-IVG, non ?

- Mais on s’en fiche qu’elle soit pro-IVG… s’indigne Léa.

- Ah, tu vois qu’on s’en fiche ! C’est ce que je disais, intervient Mathilde : aujourd’hui, personne ne remet en cause le droit à l’avortement, donc pas besoin de le mettre dans la Constitution. Moi c’est mon avis.

- Non mais meuf, t’es pas en train de nous dire qu’il faut voter Le Pen, là ? s’indigne à son tour Déborah. Allô ? on peut atterrir ? On parle du Front national, là !

- Bah si tu veux… concède Laura, mais quand tu vois qu’il y a 40% des Français qui votent Rassemblement national, si tu ne cherches pas à comprendre ce qu’ils veulent, tu t’enfermes dans une bulle… Et y a un moment où la bulle, elle va péter, et ça va faire mal. Moi je te le dis.

- Et du coup, tu proposes de voter pour elle pour faire péter la bulle ? Très malin, ça !

- Je ne dis pas qu’il faut voter pour elle, je dis qu’on peut au moins s’autoriser à comprendre ce que son élection changerait pour les femmes en France, c’est tout… Faut pas s’énerver.



De dépit, Déborah a dégainé son portable pour s’enfermer dans ses réseaux sociaux, l’air de dire que rien ne peut plus la choquer qu’une complaisance, même passive, avec l’extrême-droite. Elle tire abondamment sur sa cigarette et finit son vin.


- Je rappelle quand même, dit Léa, en levant la main, comme pour se donner le droit de relancer la conversation, que tout est parti d’une proposition amicale : est-ce qu’on va demain à la manif en faveur des Iraniennes ? Si vous soutenez les Iraniennes et que vous ne vous mettez pas une caisse ce soir, c’est bon ; sinon, vous faites ce que vous voulez… On n’est pas obligées de se cogner un débat politique si on ne le veut pas.

- Moi je crois que tout est politique. C’est mon côté gauchiste, concède Mathilde. Mais j’avoue que ce soir, je préfère qu’on se mette une bonne soirée tranquille, plutôt qu’on ne se dispute sur des conneries. En plus je suis sûre qu’on est toutes d’accord.

- L’alcool nous le dira ! s’exclame Sofia, ravie de pouvoir trouver le mot de la concorde.

- Et puis franchement, on peut se raconter tout ce qu’on veut sur les femmes en politique, mais nous vivons aujourd’hui une sombre période… embraye Laura, en feignant la gravité. Puis, constatant qu’elle a de nouveau capté l’attention de ses amies, elle enchaîne : nous avons perdu notre superstar, Queen Elizabeth ! God save the Queen !



Et sous les tièdes auspices d’une soirée automnale, les cinq jeunes femmes, entre cigarettes et verres de vin, volonté de débattre et désir de s’amuser, laissent s’évaporer les tensions politiques en des nuages d’amitié et des éclats de rire.

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