top of page
  • Marc-Antoine

Saudade - épisode 20 - Août 2022

Le Temps des résolutions est un roman d'actualité : la fiction évolue en suivant le cours des événements réels. Le roman se publie comme il s'écrit, au rythme d'un épisode par mois. Retrouvez la présentation du projet ainsi que le précédent épisode, paru en juillet 2022.



Voilà bien dix minutes qu’Albert fixe des yeux la ligne rouge qui fend le petit écran de son autotest. Il se convainc à peine qu’il n’y en aura définitivement qu’une, le témoin, en face du C, comme « control », et que celle en face du T, comme « test », n’apparaîtra jamais. S’il avait de nouveau la Covid, la barre serait déjà colorée depuis belle lurette. Il en a déjà vu, des autotests positifs ; aujourd’hui, le résultat négatif ne laisse aucune place au doute.


Et pourtant, au fond de lui, une petite voix lui oppose qu’il l’a encore attrapée, qu’il est redevenu dépositaire du virus qui a bouleversé le monde. Son corps le lui intime par des signaux auxquels son esprit s’attache farouchement.


Il y a bien sûr les symptômes, la fièvre, la fatigue et le mal de ventre – par chance, Albert n’a perdu ni l’odorat ni le goût. Il se sent malade, comme s’il avait pris une grippe, mais il peut au moins se consoler par la bonne chère. Il y a aussi une potentielle source de contamination, un « cas contact » comme on ne dit déjà plus : sa sœur Mathilde, avec qui il a dîné juste avant qu’elle ne parte pour le Limousin, s’est rendu compte qu’elle l’avait attrapée, sans doute dans sa dernière semaine en tant que serveuse dans son bar de Châtelet, et qu’elle était contagieuse quand ils se sont vus. Il y a enfin, et peut-être surtout, une drôle d’intuition de savoir qu’il est, pour la troisième fois déjà, tombé dans le piège du virus. C’est bien cette corde qui vibre le plus fort en lui.


Alors Albert cherche à justifier cette intuition par la raison. Il mobilise quelques vagues souvenirs de chiffres, des taux de fiabilité, 98% pour les PCR et 90% pour les autotests, et surtout ça dépend de comment on se récure le nez, si on y va de bon cœur ou pas, si on pleure pour de vrai une fois qu’on a retiré l’écouvillon, avec le soulagement coupable de n’avoir pas assez souffert pour faire éclater la vérité. Peut-être Albert fait-il aujourd’hui partie des 10% de faux négatifs, peut-être son autotest dit-il en creux ce que le jeune homme souhaiterait, comme dans une pensée contre lui-même, entendre de façon claire : « te voilà de nouveau positif ».


Albert récupère tout le matériel de plastique, l’écouvillon, la cassette de test et la capsule contenant la solution ; il remet le tout dans l’emballage plastique déchiré, sur lequel on aperçoit encore la mention « Made in China » suivie de quelques idéogrammes ; il écrase le tout d’une poigne enragée par le sentiment d’avoir été floué, mais sans savoir s’il l’a été par l’autotest ou par son propre chef ; puis il se lève de son canapé et s’éloigne de la table basse où il a plongé l’écouvillon dans la solution – exactement à l’endroit où, hier encore, il roulait ses joints avec son ami Mehdi –, gagné par l’idée d’aller s’acheter un autre autotest pour faire mentir le premier…


Puis, au fond de lui, la même petite voix, qui à l’instant lui assurait qu’il avait bien attrapé le virus, lui oppose cette fois l’évidence : « à quoi bon ? »


Certes, c’est un geste de bon citoyen de se faire tester dès que l’on a des symptômes et que l’on est cas contact, c’est même la base pour éviter de diffuser le virus, surtout que les contaminations semblent repartir à la hausse de façon exponentielle, comme au plus fort de la pandémie, chacun le constate autour de soi. Mais après tout, si les tests ne sont plus obligatoires, si le passe sanitaire appartient au passé, à quoi bon s’infliger encore tous ces rituels ? à quoi bon se curer le pif pour en sortir la preuve de sa propre déchéance, pour en tirer la condamnation à son propre isolement ? Lui qui l’a déjà eu deux fois et s’est fait vacciner trois fois, à quoi bon continuer d’agir comme on l’a fait pendant près de deux ans, quand plus rien n’y oblige ? par simple habitude ?


Alors un souvenir s’impose à son esprit : son grand-père, sur son lit de mort, avec son respirateur, haletant pour s’arrimer à la vie qui existait encore dans quelques recoins de ses poumons. Albert sait, en son for intérieur, que l’image gît toujours en lui et ne le quitte jamais. Il la sent régulièrement surgir des alcôves les plus sombres de son esprit pour y apparaître dans toute sa clarté. Le jeune homme se doutait bien qu’il provoquerait cette réminiscence en s’autotestant. La culpabilité qu’il éprouva en ce mois de février 2021 demeure intacte, vitrifiée dans un doute insoluble : et si c’était lui qui avait contaminé son grand-père ? et si c’était le jeune Albert qui avait tué le vieux Jean-Aymé ?


Albert chasse ces pensées d’un geste de la main. Il tâche de revenir à la raison : on ne saura jamais pour son grand-père ; de toutes les façons, tout le monde pouvait se contaminer, on n’avait à l’époque ni masques, ni tests ; et pour l’heure, cet autotest ne sert plus à rien, et le résultat, manifestement négatif, reste sans conséquence. Eût-il été positif que cela n’aurait rien changé. Il l’a revérifié ce matin même sur le site de l’Ambassade : pour se rendre au Portugal, nul besoin d’un test. Qu’il ait ou non la Covid, Albert arrivera demain à la destination de ses vacances : Lisbonne.


***


Albert s’est décidé à partir avec son ami Mehdi et leur pote Félix. Camarades de promo, ils ne se lâchent pas depuis qu’ils ont terminé leurs études en école de commerce. C’est Félix qui lança l’idée, un soir qu’il recevait ses deux compères dans son appartement parisien, dans le quartier de Strasbourg-Saint-Denis, en mettant le dernier coup de langue à un pétard bien chargé, avant de partir en soirée dans quelque bar de « SSD », comme il aime à dire.


- Ça peut être cool, non ? sonda Félix comme il allumait le joint. On se met quatre-cinq jours à Lisbonne, après on bouge à Porto, deux-trois jours max, et puis on finit en road trip le long de la côte, pendant une bonne semaine. Je crois qu’il y a des bons spots de surf…

- Tu surfes, toi ? demanda Mehdi en attrapant le calumet que lui tendait Félix.

- Non, mais on s’en fout, on apprendra là-bas !


Félix est le genre de garçon qui respire la facilité, ce type de personne qui à tout problème trouve une solution, fût-elle irréaliste. « S’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème », comme il aime à dire. C’est son caractère. Et son physique semble aller de pair : Félix ne taille pas haut mais large, il est campé pour surmonter les obstacles. Il coiffe toujours ses cheveux châtains d’une manière ébouriffée. Sa gueule suscite souvent de la sympathie, mais parfois de l’inquiétude, car son côté casse-cou, sa témérité s’impose malgré lui, au risque d’effrayer les plus réservés.


« Moi ça me chauffe, rebondit Albert en saisissant à son tour le joint. Je connais pas et il paraît que c’est assez dingue comme ville, que c’est à la fois très chill et très dynamique. »


Ainsi les jeunes hommes dissertaient-ils début août, alors qu’aucun d’eux n’avait réservé de vacances, un peu la faute à la pandémie qui bouleverse encore les plans, un peu aussi la faute à la flemme qui en compromet toujours la réalisation. Ils étaient donc convenus de se retrouver un soir pour déterminer un plan d’action et partir à la mi-août, car chacun savait qu’une alchimie pouvait se créer au gré de la fête, l’alcool et la weed aidant, qui précipiterait la concrétisation d’un projet dont ils ignoraient tout mais espéraient beaucoup.


Alors, après quelques remarques surenchérissant sur les qualités prêtées par leur société à la capitale portugaise, le projet leur parut évident. Ils topèrent, trinquèrent pour l’occasion, et Mehdi se lança dans le roulage d’un autre joint. Pour marquer le coup, Félix se résolut même à acheter dans la foulée les trois billets, aller-retour, histoire de s’assurer qu’ils voyageraient tous ensemble, et qu’aucun d’eux ne resterait sur le carreau. C’était une grosse somme à débourser d’un coup, mais Félix assurait qu’il pouvait « faire chauffer la CB », que ça passerait. Albert et Mehdi, admiratifs, promirent évidemment de lui rembourser leur dû sans délai.


Enivrés par cette efficacité insoupçonnée autant que par les substances psychoactives, ils levèrent le camp pour aller dans un bar, sur un coup de tête, sans prendre le temps de vérifier les détails pratiques de leur décision, sans savoir si chacun pourrait bien se rendre à Lisbonne dès la mi-août, Albert parce qu’il n’avait pas averti ses parents qu’il leur ferait faux bond pour le Limousin, Mehdi parce qu’il n’avait pas encore posé ses congés au travail, Félix parce qu’il n’était pas certain de savoir où se trouvait sa carte d’identité…


Telle est la liberté de celui qui fume pour s’aérer l’esprit : oublier les contingences du réel. L’affaire ainsi fut pliée, et chacun paya sa tournée de shots pour célébrer leur résolution soudaine.


***


« C’est quoi, au juste, la saudade ? »


Félix essuie la moustache de mousse que sa pinte a peinte dessus sa lèvre. Albert devine, malgré les lunettes de soleil que porte son ami, son air sérieux, avec le regard fixe et les paupières à moitié fermées : il n’y a guère que les affaires culturelles que Félix prend au sérieux.


- C’est un sentiment, en fait, se lance Mehdi en allumant une cigarette. C’est typique du Portugal, et de Lisbonne en particulier. C’est un peu comme la nostalgie, ou la mélancolie, une forme de mal-être dans lequel on aime à se complaire, poursuit-il sur ce ton professoral dont il se pique parfois et que ses amis ne lui reprochent plus, mais dont ils se moquent encore.

- T’as vu ça où ? demande Albert à Félix. T’as senti que tu éprouvais de la saudade mais tu ne sais pas ce que c’est, c’est ça ? ajoute-t-il avec ironie.

- J’ai lu ça que’que part, mais chai’pu où… répond Félix, en renouant avec son air détaché et en avalant une nouvelle gorgée de bière fraîche. Ce que tu dis, ça correspond un peu à ce que j’avais en tête. Mais c’est juste que je ne comprends pas comment on peut être mélancolique à Lisbonne. C’est la meilleure ville du monde. Franchement, on n’est pas bien, là ?


Félix écarte les bras comme pour mieux jouir du soleil couchant qui inonde d’un hâle doré la petite place sur laquelle les trois jeunes hommes ont jeté leur dévolu. Avec les deux auréoles qui se sont dessinées sur son t-shirt bleu, Félix pourrait avoir l’air ridicule, mais son sourire diffuse une telle béatitude que sa joie s’impose en évitant tout crochet de l’esprit. Devant eux la ville se prélasse en ondulant suavement vers le rio d’argent. Mehdi et Albert ont opté pour un vinho verde. Ils se marrent, sans trop savoir pourquoi, convaincus en tout cas que Félix a raison d’être toujours heureux d’être où il est. Ils picolent et picorent de juteuses olives qui salent le présent.


« La saudade… » reprend Félix, d’un air pensif, le regard perdu au loin, comme rivé vers l’horizon du fleuve. Albert et Mehdi suivent alors son regard, et s’aperçoivent qu’il se dirige vers le derrière, serré dans un short de jean, d’une charmante Portugaise qui, accoudée à la rambarde du miradouro, contemple le panorama, enrichissant de ce fait celui que les trois compères contemplaient déjà. Un éclat de rire alors les secoue, de ce rire gras et franc du mâle qui éprouve sa liberté au soleil qui l’accable.


Mehdi, discrètement, a dégainé son téléphone de sa poche pour consulter Twitter, comme il eût dégainé une nouvelle cigarette. Son geste passe pour automatique. Le jeune homme le sait, comme il sait aussi qu’il risque de souffrir une remarque de ses amis : ils lui reprocheront de ne pas profiter du moment présent, de l’instant salé qui aura bientôt passé. Mais Mehdi a ressenti le besoin de faire défiler du bout du pouce son fil des actualités, avec l’envie presqu’inavouable de trouver un motif pour s’indigner, s’emporter ou s’égayer.


Sous le soleil lisboète, derrière ses lunettes de soleil, aux côtés de ses amis, devant son vinho verde et ses olives noires, Mehdi se perd dans les événements du monde. En répétant le même geste nerveux avec son doigt, il pousse vers le haut un post dès qu’il a fini de lire les messages rédigés en moins de 280 caractères, d’apercevoir les grandes lignes d’une image ou de regarder les premières secondes d’une vidéo. Ainsi les publications défilent-elles sous ses yeux hypnotisés. Les commentaires fusent en des formulations sentencieuses. Il n’en connaît pas personnellement les auteurs mais partage la plupart de leurs opinions.


Après un court instant, Albert et Félix se rendent compte de l’absence de leur ami. Ils échangent un bref regard où la complicité se mêle à la gêne. Albert, comme il écrase sa cigarette dans le cendrier métallique, lui lance enfin :


- Alors, comment va le monde ?

- C’est vrai ça, comment il va ? surenchérit aussitôt Félix. On pourrait avoir l’impression que tout va bien en étant ici, mais on se tromperait. Dis-nous donc ce qui va mal, Mehdi !


Medhi se rend alors compte qu’il a été observé comme il se distrayait sur son application. Sans se démonter, il se redresse sur sa chaise et répond à ses camarades.


- Bah ça va pas fort… Il y a Salman Rushdie, l’auteur anglais, celui qui avait écrit Les Versets sataniques, qui s’est fait poignarder par un fou d’Allah lors d’une conférence qu’il donnait dans l’État de New-York…

- Waoh… c’est dingue ça !... souffle Albert. Et il est mort ?

- Pas encore, mais il est en mauvais état…

- Tu m’étonnes.

- Si les États-Unis commencent à avoir des attaques djihadistes en plus de toutes les tueries de masse qu’ils ont déjà, ça va commencer à être sacrément craignos…

- Et en France, qu’est-ce qu’il se passe ? demande Félix, en joignant ses bras au-dessus de sa tête, découvrant ainsi de nouveau, avec son flegme majestueux, ses deux auréoles.

- En France, on n’a pas d’attentat djihadiste, mais ça brûle…

- Les feux de forêt, c’est ça ?

- Ouais. Franchement, c’est un truc de malade, il y a déjà des milliers d’hectares qui sont partis en fumée… Même dans des zones qui, jusque-là, étaient plutôt épargnées. Attends, je vous montre, ajoute-t-il en rouvrant son application.


Mehdi lance alors une vidéo et tend son écran à ses amis, qui voient des flammes immenses ravager une forêt de grands pins.


- Ça, c’est en Gironde. Et il y a des feux comme ça dans plein d’autres endroits… C’est dingue.

- J’avoue, commente compendieusement Félix, en touchant du doigt l’écran que Mehdi lui présente pour faire un arrêt sur image.

- Ça me fait penser aux feux qu’il y avait eus ici, au Portugal, il y a un an, l’été dernier, rebondit Albert, d’une voix pensive.

- Ah ouais ? s’étonne Mehdi. Je me souviens même plus… Il y en avait eu des comme ça ici aussi ?

- Ici, à Lisbonne, je ne crois pas. Je ne sais plus où c’était au Portugal. Mais je suis quasiment sûr de mon coup, et avec des feux de la même ampleur. Je crois même qu’on leur avait envoyé de l’aide. Ça passait aux infos tout le temps.

- Eh beh, enchaîne Mehdi qui allume une nouvelle cigarette après avoir déposé son téléphone l’écran contre la table, comme pour montrer à ses amis qu’il ne compte plus le consulter. Il termine son verre de vinho verdeet poursuit : j’aurai bien choisi mes étés ! En France quand ça crame au Portugal, au Portugal quand ça crame en France !

- Comme tu dis, approuve Albert en finissant également son verre et en piquant une cigarette dans le paquet de son ami.

- Bon, c’est bien beau tout ça, rétorque Félix, mais ça ne nous dit pas ce qu’on fait ce soir…


Il grille à son tour une cigarette comme il tâche de héler l’un des serveurs qui navigue entre les guéridons de métal, un plateau noir au poing.


- On retourne au Bairro Alto ? sonde-t-il. Je crois que je pourrais passer tous les soirs de ma vie dans cette rue de la soif… Elle est incroyable.

- Tu ne t’en lasserais pas ? lui demande Mehdi, sceptique face à l’enthousiasme sans borne de son ami.

- Je ne crois pas… Et puis vu les charges qu’on se met, généralement je ne me souviens quasiment de rien, donc pas de risque de ce point de vue-là !


Et les trois compères éclatent de nouveau de rire.


- A misma coisa, lance Mehdi, avec un accent forcé et un large geste de la main, au serveur qui est finalement arrivé pour débarrasser leurs verres. Puis en s’adressant à Félix : en vrai, moi, ça me va. On n’est pas obligé de finir à 4 dum’ comme hier et avant-hier, mais on peut en effet commencer à s’ambiancer là-bas…

- Moi aussi ça me va, abonde Albert, en allumant finalement sa cigarette. Santé à nos forêts, lâche-t-il en brûlant le bout de sa tige.


Lorsque les deux vinhos verdes et la cerveja arrivent, les trois amis trinquent avec fracas à la tranquillité de leurs vacances au Portugal.


***


« Saudade ».


C’est le mot qui réveille Albert, le son qu’ont fait ses yeux lorsqu’ils se sont ouverts sur sa chambre. Le fin drap blanc sous lequel il a finalement trouvé repos ne recouvre plus qu’à moitié son corps. Le jeune homme sent immédiatement ses muscles opposer à ce réveil une résistance engourdie. Mais la pensée qui a hameçonné son esprit n’est pas près de le laisser en paix. « Saudade », articule-t-il péniblement de sa bouche pâteuse, à mi-voix, pour lui-même. Albert le sait : sans doute n’a-t-il pas assez dormi, mais il ne pourra plus se rendormir.


En quelques regards, il se remet en tête la configuration de la chambre qu’il occupe dans le Airbnb que les trois jeunes hommes ont loué non loin du fameux Bairro Alto. Albert se rend compte qu’il n’a pas bien fermé le store des fenêtres, si bien que le jour inonde déjà suavement les murs ocres de la pièce. Il se lève du lit pour ouvrir totalement la fenêtre et le store. La vue le ramène immédiatement au rêve : sur le rio, les reflets argentés scintillent et semblent absorber les bateaux qui frayent la houle de bon matin, comme autant de mirages visibles depuis chez soi. Malgré la bise qui lui caresse la peau, Albert sent des gouttes de sueur perler sur son corps à cause de la chaleur qui s’était lourdement entassée dans l’espace clos de la chambre.


Alors le jeune homme éprouve un bonheur puissant – mais à peine en a-t-il goûté le délice que cette sensation lui échappe, comme si elle s’évaporait directement des pores de sa peau pour se dissiper dans le Tage qui mène ses navires vers quelque rive sauvage. Un manque se crée presqu’instantanément. Albert sent des larmes gorger ses yeux. Il n’y tient plus. Il veut rejoindre ce miroir d’eau sur lequel cogne le généreux soleil de la Méditerranée.


Sur un coup de tête, Albert passe un short et un t-shirt et enfile sa paire de baskets. Il s’est décidé : il va aller courir le long du rio. Il ouvre une application sur son téléphone, identifie un chemin qui pourra le mener le long de la côte et, sans laisser place aux doutes quant à la praticabilité du parcours, il part en coup de vent, sans même prendre de nouvelles de ses camarades.


Albert n’a pas lancé dix foulées sur le bitume qu’il regrette déjà son empressement. Qu’est-ce qui lui a pris ? Des courbatures entravent ses muscles. La soif assèche sa bouche et sa gorge. La migraine résonne dans son crâne. Et les mauvaises idées commencent à fuser : il a oublié de prendre eau et argent ; il n’est pas en conditions pour courir ; chaque foulée qui l’éloigne de l’appartement rend le retour plus pénible ; comment faire demi-tour s’il n’a plus la force de continuer ?


Albert n’a même pas besoin d’effectuer un geste de la main pour chasser ces idées de son esprit ; il lui suffit de tourner le regard vers le rio pour retrouver le sourire et rehausser son allure. Au cours des longues heures qu’il a déjà passées, au cours des derniers mois, à courir, seul ou avec Mehdi, autour du parc de Saint-Ouen ou par les rues de Paris, Albert a forgé une conviction au fer de ses efforts : on ne sait ce que peut un corps. Voilà une belle opportunité pour lui de se le prouver encore.


Le vide se crée dans son esprit – ou plutôt les pensées y circulent désormais librement, sans jamais s’attarder, comme portées par le vent qui lui rafraîchit la nuque et les tempes rincées de sueur. Son regard se perd dans l’immensité du Tage, dans les grands espaces de la promenade aménagée, entre les docks reconvertis en restaurants chics et en bars branchés, le long du pont suspendu de rouge, dans le sillon des cyclistes qui le dépassent en roulant doucement.


Alors qu’une tour aux pierres angulaires apparaît au loin, comme jaillie du rio pour défier l’horizon, Albert éprouve au niveau du genou une douleur qui l’assaille. Soudain les pavés qui, à l’instant précédent lui semblaient les complices de sa performance, désormais le menacent. Il se décide alors à jeter un coup d’œil à son téléphone pour savoir où il en est : il a déjà parcouru 7 kilomètres. C’est moins que ce qu’il a déjà réalisé en une sortie, mais déjà plus que la moitié de son record absolu : pour rentrer en courant, sans faillir, il devra surpasser ses limites.


Alors Albert marque un demi-tour et, sans s’arrêter, repart en sens inverse, avec la ferme intention de ne pas diminuer son allure.


***



Lorsqu’il gravit enfin les marches de l’escalier qui le mène à sa rue, puis les marches de l’escalier qui le mène à son appartement, Albert se surprend à jouir de son calvaire : la douleur que ses jambes lourdes lui infligent prouve à ses nerfs qu’il a battu son record, et qui plus est dans des conditions peu favorables. Le jeune homme est fier de lui-même. Il souffle comme un bœuf, râle comme un mourant, sue comme un cochon, mais Albert ne peut s’empêcher de sourire pourtant.


En ouvrant la porte de l’appartement, il tombe nez à nez avec Mehdi, qui se lève à peine. Une expression de surprise admirative illumine son visage. Il ne porte pour tout accoutrement qu’un caleçon, et pourtant il semble débraillé quand même, comme si tout l’alcool bu et toutes les cigarettes fumées la veille lui collaient encore à la peau et encrassaient sa posture.


- T’es allé courir ? demande-t-il enfin, dans un accès subit de perspicacité, en se frottant les yeux.

- Oui, acquiesce simplement Albert, entre deux râles sonores.


Alors Albert, tout fier, lui montre sur son écran de téléphone le parcours de sa course.


- Champion mon gars ! C’est ton record, non ?

- Exact, articule à grand peine Albert. J’ai fait plus en lendemain de teuf à Lisbonne que je ne fais le dimanche soir à Saint-Ouen. C’est fort, hein ?

- C’est fort… Rien que d’y penser ça me donne envie de me recoucher. Attends, montre où t’es allé…


Mehdi agrandit, en plaçant deux doigts sur l’écran, la carte que lui a montrée Albert. À ce moment, les deux amis entendent un nouveau râle en provenance de la chambre de Félix, qui semble indiquer qu’il émerge tant bien que mal.


- Attends, mais t’es allé jusqu’à Belem ?

- Belem ? J’ignorais… C’est quoi ?

- L’une des attractions touristiques de la ville ! C’est là d’où partaient les navires qui filaient vers l’Amérique !

- Ah… Je n’ai pas bien vu, j’avoue.


Puis, sans même regarder le tracé de sa performance, Albert file à la cuisine pour avaler un litre d’eau et purger à la fois ses déboires et ses efforts.

14 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page